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Actualités - CHRONOLOGIE

Les bâtonniers de Beyrouth et de Tripoli se déchaînent contre la paralysie du CSM Les avocats en colère rappellent aux politiques que la démocratie passe par l’indépendance de la justice

Les avocats ont montré hier que la démocratie n’est pas seulement une affaire de politiques. Ils ont surtout décidé d’assumer leurs responsabilités dans la construction de la démocratie libanaise et de ne pas regarder les uns et les autres se prévaloir de cette démocratie tout en la pervertissant. Ils ont enfin rappelé qu’une démocratie n’en est pas une sans une justice saine et indépendante, et qu’il ne sert à rien de libérer cette justice de l’emprise syrienne pour ensuite la laisser dépérir, paralysée. Les bâtonniers de Beyrouth et de Tripoli, Boutros Doumit et Fadi Ghantous, avaient les idées impétueuses et particulièrement directes hier. Tout au long d’une conférence de presse qu’ils ont tenue en présence des membres du Conseil des deux Ordres, les deux hommes se sont déchaînés contre les différents acteurs du système politico-judiciaire libanais, les accusant un par un, et sans aucune exception, de ne pas faire ce qu’ils devaient faire pour sortir la magistrature de sa paralysie actuelle. En effet, et tout le monde semble l’oublier, le Conseil supérieur de la magistrature, organe central et moteur du corps judiciaire libanais, est paralysé depuis des mois du fait de la vacance de cinq de ses sièges. Un contentieux entre les différents acteurs de la scène politique empêche la nomination de cinq juges pour débloquer la situation. Mais les priorités de l’État sont ailleurs, ce qui laisse le troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire, dans une piteuse condition, attendant sagement que l’Exécutif daigne lui reconnaître son droit à l’existence. Et c’est contre une telle situation, scandaleusement antidémocratique, que les avocats ont voulu protester. La justice en danger « La justice est en danger et la magistrature est paralysée. Nous avons œuvré pendant des mois auprès des responsables pour qu’un décret nommant les cinq membres manquants soit promulgué, mais en vain. Nous sommes convaincus que les ingérences et les différends politiques empêchent la promulgation de ce décret », a expliqué M. Doumit, avant de montrer, avec une rigueur quasi mathématique et implacable, quels étaient les effets désastreux pour la magistrature de cette situation malsaine : « Le blocage actuel du Conseil supérieur de la magistrature, qui a lieu pour la première fois dans l’histoire du Liban, a abouti à la paralysie de la plus haute instance du pouvoir judiciaire, ce qui a empêché la nomination de 28 juges diplômés de l’Institut d’études judiciaires, et empêche également la nomination de 38 autres juges qui obtiendront prochainement leurs diplômes, le chiffre total atteignant 66 juges, dont nous avons urgemment besoin. » Et d’ajouter : « Cette paralysie empêche la nomination de juges d’instruction près la Cour de justice pour enquêter sur les crimes terroristes, parmi lesquels figure le crime qui a coûté la vie au député et journaliste martyr, Gebran Tuéni. Le blocage empêche également l’organisation d’un concours pour la magistrature cette année, ce qui aboutira à un grand manque dans trois ans. » Et c’est un paysage judiciaire désolant que continue à décrire le bâtonnier, qui enfonce le clou en expliquant comment ces multiples petites et moyennes décisions, qui permettent au gigantesque corps judiciaire de fonctionner et de vivre, ne peuvent plus être prises. « Quel pays sommes-nous en train de construire, avec un pouvoir judiciaire marginalisé ? Les atermoiements et les fuites ne sont plus acceptables », dénonce-t-il, avant de s’en prendre directement au ministre de la Justice, Charles Rizk, « qui doit assumer ses responsabilités, préparer un projet de décret de nomination de cinq membres et proposer des noms en fonction seulement des critères de compétence et d’intégrité, avant de le porter au Premier ministre et au président de la République pour qu’ils assument à leur tour leurs responsabilités ». « Le ministre a trop respecté les susceptibilités, jusqu’à ne plus assumer du tout ses fonctions », ajoute-t-il. Doumit : « Les juges doivent se soulever » Mais c’est la suite qui surprend, belle et terriblement triste en même temps, puisque l’on voit les avocats reprocher aux juges leur immobilisme, leur silence devant l’inacceptable et leur passivité, et qui le leur disent avec des mots percutants, pesants, que ces mêmes juges n’ont jamais dû entendre jusque-là. Doumit : « Nous disons à messieurs les juges, qui sont nos partenaires dans ce majestueux édifice judiciaire : nous sommes atterrés par votre silence terrible et opaque, alors que vous êtes les principaux concernés par l’indépendance de la justice. Comment pouvez-vous rester silencieux devant la destruction du pouvoir judiciaire ? Nous sommes avec vous, à vos côtés, pour que ce pouvoir soit juste et indépendant. » Plus percutant encore, et avec une violence rare : « Nous tenons à ce que les juges se mobilisent. Nous espérions qu’ils se soulèvent contre les ingérences politiques dans leurs affaires. Les juges doivent, si nous admettons qu’il y ait encore des juges au Liban, récupérer le pouvoir judiciaire indépendant en se solidarisant avec l’Ordre des avocats. Ils doivent se soulever. » Mais au-delà des juges, les bâtonniers dénoncent « des complicités à tous les niveaux » dans ce scandale, s’en prenant même nommément aux députés (et juristes) Boutros Harb, Robert Ghanem, Bahige Tabbarah et Ghassan Moukheiber, leur reprochant d’avoir préparé un projet de loi qui a été voté par la Chambre puis renvoyé par le président, et qui est oublié depuis trois mois dans les tiroirs du Parlement. « Il aurait fallu voter à nouveau cette loi malgré ses défauts, comme ils l’ont fait avec les textes sur le Conseil constitutionnel et les affaires druzes. Mais ils sont eux aussi silencieux », déclare-t-il, avant de lancer un dernier appel aux « politiciens » : « Si vous voulez vraiment un pays indépendant et souverain, cessez vos ingérences dans les affaires judiciaires. » Puis, pour montrer le sérieux de leur mise en garde, les bâtonniers annoncent que les avocats en colère boycotteront lundi les prétoires et les commissions sur tout le territoire libanais. Une manière de secouer ceux que les mots n’affectent pas forcément. Les précisions de Rizk Immédiatement après la conférence de presse, le ministre de la Justice, qui doit après tout lui-même lancer le mécanisme de nomination des cinq membres du CSM, a répondu aux avocats. Saluant leur attachement à une justice indépendante, il a rappelé que « sa responsabilité en tant que ministre est d’aboutir à un décret de désignation qui puisse être signé par les présidents de la République et du Conseil », avant de préciser que le président Émile Lahoud ne demande que la nomination de juges compétents et sur lesquels il y a entente. M. Rizk reconnaît ensuite explicitement « que les tiraillements politiques ont jusque-là empêché la nomination des cinq juges ». « Ma responsabilité en tant que ministre est d’assurer une telle entente pour que le décret puisse voir le jour. Il m’aurait été facile d’éviter les critiques en proposant un projet de décret qui adopte une formule acceptée par l’un des présidents et pas par l’autre », a-t-il conclu. En attendant de voir comment les forces politiques réagiront face au cri – audacieux et impertinent – d’un organe de la société civile, éminemment politique lui aussi, la « révolte » des avocats permet de prendre conscience que la démocratie ne se réalise pas seulement face aux ingérences syriennes, mais également face à des turpitudes purement libanaises, et autrement plus dangereuses. Samer GHAMROUN

Les avocats ont montré hier que la démocratie n’est pas seulement une affaire de politiques. Ils ont surtout décidé d’assumer leurs responsabilités dans la construction de la démocratie libanaise et de ne pas regarder les uns et les autres se prévaloir de cette démocratie tout en la pervertissant. Ils ont enfin rappelé qu’une démocratie n’en est pas une sans une...