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Actualités - OPINION

La rage au ventre pour garder la tête froide

Par Constantin Doumani Après la journée d’émeute, j’avais un besoin lancinant de poser les bonnes questions, quitte à ce que les réponses soient décalées mais non point refoulées. Non, pas cette fois-ci encore! Les bonnes réponses, faisant fi des réactions épidermiques, flottaient dans le magma de mon esprit perturbé. Le pays le doit à une douce Providence que le dérapage, en une chaîne de réactions et de contre-réactions, n’ait pas eu lieu. Les gens étaient tellement hébétés qu’ils en sont restés cois, les tripes si nouées, qu’ils n’ont pas pu joindre le geste à la pensée. Il m’a semblé que les citadins avaient perdu le réflexe d’agressivité, né de la guerre, et c’est tant mieux. Je me suis promené dans les ruelles d’Achrafieh durant cette journée de colère, essayant de dévisager ces émeutiers femmes, hommes, vieux et jeunes. Ils se faufilaient dans le lacis des chemins, qui passant par Monnot, qui traversant le périmètre de Gemmayzé, à la recherche de l’adresse incriminée. J’essayais de les situer, sociologiquement. Nous ressemblaient-ils? Étions-nous titulaires de la même citoyenneté? Partagions-nous la même destinée? Les mêmes angoisses, la même humanité? Eh bien, curieusement, oui! Par-delà le chaos, j’ai vu des familles entières défiler, pensant revendiquer, par leur présence et leur partage, l’honneur du Prophète et, moi, le surfeur entre agnosticisme et laïcité, je les ai honteusement un peu enviés. De s’être mobilisés aussi nombreux, avec cette conviction bruyante, un peu ostentatoire certes, mais tellement fragile, parce que réactive et passionnelle, au point d’en devenir intemporelle. S’imposa à moi aussitôt l’élément de la comparaison historique: nous sommes au XVe siècle de l’islam. La religion a besoin de prendre tout le temps nécessaire, pour que décantent toutes les scories de la croyance, afin que ne subsiste que le philtre de la foi. Benoît XVI avait dressé un réquisitoire implacable contre le relativisme. Mais cette foi, pour qu’elle fût vécue dans la plénitude de l’être pour atteindre celle de la chair, ne s’identifie-t-elle point à celle ou celui qui la vivait? La foi est-elle au fond apanage du particulier, ou appartenance au collectif? Pourrait-elle devenir privative tout en étant non exclusive? Était-elle hégémonique, ou au contraire libératrice? Reprenant l’élément de la comparaison historique, je me suis demandé si le XVe siècle de l’hégire était si différent de son homologue de l’ère chrétienne? J’en suis venu à l’observation que l’islam était en train d’accomplir sa mue, de traverser, telle la chrétienté en son temps, son âge des croyances absolues, avant d’aborder la phase de sa renaissance. Cette étape qui devrait le gagner à l’intériorisation de la foi, au point où, justement, elle deviendrait personnelle et s’inscrirait dans un destin humaniste, au lieu de réagir à des instincts individuels et de répondre aux injonctions communautaires. La purification de l’islam passe nécessairement par l’exorcisation de l’islamisme afin qu’il devienne véritable « islamité ». La tolérance prend sa source des entrailles même de l’intransigeance, de l’exclusive de la croyance révélée, érigée en dogme infaillible, donc indiscutable. L’Inquisition chrétienne ne défendait-elle pas, comme l’intégrisme islamique, le droit «sacré» à l’uniformité, à la réductibilité de la croyance, à son narcissisme dévastateur? Loin de moi toute pensée «castratrice» qui consisterait à me donner bonne conscience à travers une intellectualisation d’un phénomène qui dépasse largement son contexte philosophico-historique, pour se poser en véritable problème de conscience qui trouve ses racines dans la réalité du vécu quotidien. Ce qui m’interpelle vraiment, après cette descente en enfer des deux parties : la horde ayant attaqué certains quartiers, cherchant à laver la suprême offense, et les groupes offensés de citoyens qui ont renoué avec un sentiment de bête traquée; je disais ce qui m’interpelle vraiment c’est la formidable caisse de résonance que constitue notre pays. En effet, toute croisade menée par l’Occident, sous forme d’arrogance israélienne – sorte de complexe de Massada inversée –, ou de prétention américaine, avec le concept incohérent du «creative chaos» en Irak, ou bien encore d’indigence européenne qui ne trouve de mieux, pour exorciser l’islamisme montant dans ses sociétés, que de manier le sarcasme offensant en se targuant de défendre la liberté d’expression ; eh bien cette croisade a un retentissement dévastateur au niveau de la psyché de nos différentes communautés. Le Liban ne se relève de ses expériences douloureuses que pour mieux y resombrer. Ce n’est peut-être pas – comme l’a dit si bienveillamment feu Jean-Paul II – un pays message, mais bien un pays à l’état de projet qui se construit et se déconstruit alternativement au gré des intérêts antagoniques. Cette ligne de fracture que constitue le Liban sur la mappemonde est-elle à ce point meurtrière? Sommes-nous voués à remettre notre commun devenir cent fois sur l’ouvrage sans pouvoir le polir? Plus concrètement, formons-nous une ligne de démarcation entre islam et chrétienté contre laquelle se pulvérise toute velléité de citoyenneté? La désyrianisation soudaine du territoire nous a enivrés sans vraiment nous désaltérer. La raison moindre est que notre «Mai 68» a été honteusement récupéré. La liberté, telle toute discipline, a besoin d’un apprentissage et surtout d’une guidance. Ce 5 février, date qui restera dans les mémoires, comme la déliquescence de l’État, illustrée par la fuite éhontée de ses soldats, démontre, s’il en était encore besoin, le cynisme de notre classe politique, l’incompétence de nos dirigeants, la fatuité de notre gouvernement et l’impuissance de nos concitoyens. Messieurs les politiques, les religieux et les militaires, nous avons besoin de connaître la vérité : celle d’un rendez-vous manqué avec nous-mêmes et avec notre destinée !
Par Constantin Doumani

Après la journée d’émeute, j’avais un besoin lancinant de poser les bonnes questions, quitte à ce que les réponses soient décalées mais non point refoulées. Non, pas cette fois-ci encore!
Les bonnes réponses, faisant fi des réactions épidermiques, flottaient dans le magma de mon esprit perturbé. Le pays le doit à une douce Providence que le...