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Actualités - OPINION

De Damas à Téhéran «L’axe chiite» en pleine mutation

Par Fouad KHOURY-HÉLOU L’Amérique joue aujourd’hui son « grand jeu » au Moyen-Orient. Un des éléments essentiels de ce jeu consiste à contrôler l’axe chiite qui part du Liban, via la Syrie et l’Irak, jusqu’en Iran et en Afghanistan. Cet axe est géographiquement au cœur du dispositif militaire américain en Asie, face à la Chine, l’Inde et la Russie, et il contrôle la majorité des réserves de pétrole de la région (incluant le Nord-Est chiite de l’Arabie saoudite). En particulier, l’Iran, centre de gravité de la zone, constitue l’objectif ultime des Américains, qui veulent, non pas le détruire ou l’abattre, mais en faire un allié docile. Ce processus affecte directement le Liban, qui se retrouve aujourd’hui sous une forme de « mandat » international. Face à Téhéran, Washington utilise une stratégie à trois volets. Premièrement, l’encerclement militaire : sur la carte, ce pays est aujourd’hui ceinturé de toutes parts par les armées américaines, de l’Irak à l’Afghanistan. Deuxièmement, l’encerclement politique : Washington tient à bout de bras les trois communautés chiites d’Irak, de Syrie (alaouite) et du Liban. Elle œuvre à distendre les liens de ces communautés avec l’Iran et à y affaiblir son influence, afin d’isoler le régime persan. Troisièmement, la « guerre subversive » : en mettant la pression sur ces trois communautés chiites (guerres intestines en Irak, tensions en Syrie et au Liban), mais aussi par d’autres moyens, dont la polémique sur le nucléaire, Washington tente de semer la discorde au sein du pouvoir iranien et de le déstabiliser pour provoquer à Téhéran un changement de direction politique en sa faveur. Pour comprendre ce qui se passe, observons le point faible de la région : la Syrie, régime chiite alaouite minoritaire. Celle-ci fait face à une série de pressions. D’abord, la pression venue d’Occident. Suite à l’assassinat de Rafic Hariri, la commission Mehlis a mis en cause, d’abord les responsables des services de sécurité libanais, puis leurs collègues syriens. Bien entendu, on ne peut qu’approuver cette intervention de la justice. Mais cette mise en accusation a deux conséquences : d’abord, elle peut paralyser les services de sécurité syriens, car tout y dépend de la tête (ce qui est arrivé aux services de sécurité libanais dès l’emprisonnement de leurs chefs). Ensuite, elle brise le lien entre services de sécurité et pouvoir politique, puisque ce dernier ne peut plus donner des ordres à des officiers sécuritaires qui dépendent désormais du bon vouloir de la justice internationale. Cela revient à isoler le président syrien, lequel court le risque de devenir un « prince sans couronne », manipulable de l’extérieur et qui serait contraint de faire ce qu’on lui dit. De plus, une telle paralysie des services de sécurité ne serait pas sans conséquences pour l’unité de la Syrie. En effet, comme tous les États arabes nés de l’accord Sykes-Picot, la Syrie est fragile, car hétérogène sur le plan religieux et ethnique et sans homogénéité sociale. Depuis le choc de la création d’Israël en 1947, qui a ravivé les tensions religieuses, elle n’a réussi à garder une certaine cohésion que grâce à une militarisation à outrance et à la prépondérance des services de renseignement et de sécurité. Frapper aujourd’hui ces services de sécurité pourrait donc frapper l’unité de l’État syrien. Voyons l’exemple irakien : une fois entrées à Bagdad, les forces américaines ont dissous les services de sécurité irakiens et le parti Baas. Au-delà de la question de savoir si ce fut une « gaffe », constatons que cela a immédiatement déstructuré l’État irakien, le faisant passer d’un État unitaire doté d’une idéologie nationaliste à un État faible et décentralisé. Ainsi, la mise en accusation des services de renseignement syriens est lourde de sens et met une pression très forte sur Damas. Elle veut dire que l’Occident place la barre très haut, exige du régime syrien une reddition presque sans conditions, et envisage en fait à terme une prise de contrôle de la Syrie. Le deuxième type de pressions auxquelles la Syrie fait face provient de l’intérieur du pays. En effet, depuis la mort de Hafez el-Assad, le fauteuil du président est vide. Son successeur ne gouverne pas seul, et nombreux sont ceux autour de lui qui se disputent le pouvoir, ce qui paralyse la prise de décision ; assassinats et disparitions au sein du régime indiquent un pourrissement avancé. De plus, la contagion du conflit religieux et ethnique en provenance de l’Irak commence également à poindre, et l’équilibre avec la société civile, si précieux pour le pouvoir, commence à se fissurer avec le ballet des arrestations – libérations d’opposants, qui mécontentent sans plus effrayer vraiment. Enfin, les choses sont encore plus compliquées pour Damas car elle est aujourd’hui l’otage d’une lutte entre Washington et Téhéran, qui passe non seulement par la Syrie mais également par l’Irak. En effet, l’Amérique utilise l’Irak afin de projeter sur l’Iran plusieurs menaces : d’abord, celle de l’invasion militaire, ensuite, celle des affrontements ethniques et religieux, Arabes contre Kurdes et sunnites contre chiites, qui peuvent contaminer l’Iran. Lequel, il faut le savoir, est lui-même une mosaïque ethnique, avec 50 % de non-persans (Kurdes, Arméniens, Azéris, Arabes, Tadjiks, etc.). Enfin, et surtout, la menace des rivalités interchiites, car les Américains ont favorisé en Irak l’émergence d’une communauté chiite arabe forte, rivale historique, ethnique et idéologique des chiites persans et, en réalité, elle-même contrepoids à l’influence iranienne. Surtout que les arabophones du sud-ouest iranien contigu à l’Irak, le Khouzistan (le centre du pétrole iranien !), sont perméables à cette influence. Pour confirmer cela, depuis 2003, les chiites irakiens se livrent entre eux à une lutte féroce entre pro et anti-iraniens, qui a plusieurs fois dégénéré en combats mêlant les milices de Moqtada Sadr, les partisans du CSRII et les Brigades Badr, les agents iraniens et les forces américaines. En ce sens, l’Irak est aujourd’hui devenu un instrument de pression américain sur le jeu politique intérieur iranien, car cette lutte entre chiites irakiens embarrasse fortement l’Iran et renforce les divisions au sein du pouvoir persan. En effet, Téhéran est le théâtre d’une lutte politique interne farouche, entre libéraux et conservateurs, laïcs et clergé chiite, Pasdarans et militaires…Et, plus généralement, entre ceux qui se cramponnent à leurs privilèges et ceux qui veulent les leur arracher, quitte pour ces derniers à faire les yeux doux à l’Occident. La polémique sur le nucléaire avec Téhéran est d’ailleurs en grande partie une lutte entre les Iraniens eux-mêmes, et un enjeu de la lutte idéologique interne, sur laquelle l’Occident, sûr de son droit, jette de l’huile sur le feu. Et le terrain économique et social est aujourd’hui propice au changement, car l’édifice de l’État iranien et de la « mollacratie » est de plus en plus corrompu et économiquement improductif, et ne tient que grâce au pétrole. L’arme idéologique de l’islam politique s’y est peu à peu émoussée et ne parvient plus à mobiliser la population et surtout les jeunes. C’est pourquoi une défaite de la politique étrangère iranienne et de l’idéologie de l’exportation de la Révolution islamique, enjeu politique crucial, pourrait faire pencher la balance politique dans un sens. Et peut-être aboutir à la révision du « Wilayet el-Fakih », la doctrine de l’infaillibilité du Guide suprême de la révolution, ce qui remettrait en question le pouvoir clérical en Iran dans sa forme actuelle (notons que l’école chiite irakienne de Najaf, dont l’ayatollah Sistani est le porte-étendard, aujourd’hui alliée implicite des USA et rivale historique de l’école chiite iranienne de Qom dont est issu Khomeiny, s’oppose au Wilayet el-Fakih). Ce que recherchent les USA, c’est donc de précipiter une crise intérieure en Iran, car, à la différence de l’Irak de Saddam Hussein, le régime iranien n’est pas une dictature personnelle, que seule la force pourrait renverser, mais une oligarchie où le pouvoir est plus dispersé : en jouant les rivalités internes, il peut être envisageable d’influencer et de modifier l’orientation du régime de Téhéran pour tenter de faire à terme de ce pays une sorte de « seconde Ukraine ». L’ensemble de ces luttes se focalise en ce moment sur la Syrie car elle est faible, et c’est le point de passage obligé de l’influence iranienne vers le Liban et la Palestine. Elle supporte actuellement le poids du bras de fer entre Washington et l’Iran, car, pour isoler Téhéran, il faut faire plier Damas. Pour cela, l’Amérique a aujourd’hui deux possibilités : la première, attaquer militairement le régime alaouite ; la deuxième, l’étrangler et l’encercler, car il ne constitue pas une menace pour les USA eux-mêmes. Si elle adopte cette deuxième option, la communauté internationale pourrait favoriser contre la Syrie un processus « lent », qui enserre ce pays dans un étau de plus en plus étroit : multiplier les résolutions de l’ONU, mettre en place un processus judiciaire fastidieux, envisager un embargo commercial total ou partiel, sans écarter la possibilité de frappes militaires ponctuelles. Face à cette situation, le régime syrien donne l’impression de gagner du temps, en cédant du terrain progressivement. Mais, sur le fond, le pays est pris en otage et le rouleau compresseur pourrait continuer à l’écraser jusqu’à ce que l’on assiste à des remous politiques à Téhéran même. Une fois cela terminé, l’État syrien sera très affaibli (qu’il y ait invasion militaire ou pas) et il faudra sans doute envisager une forme de protection ou de « mandat » international pour y stabiliser les choses. Processus déjà enclenché avec la résolution 1636. C’est pourquoi les jours du régime dans sa forme actuelle sont comptés, et la fonction de chef de l’État syrien va perdre de son importance et de son pouvoir, comme c’est déjà en partie le cas. Tout cela affecte directement le Liban. Le Hezbollah y fait face à une situation difficile, car il a perdu l’initiative. Premièrement, sur le front interne, les dernières législatives ont « fédéralisé » le pays en blocs communautaires homogènes. Le Parti de Dieu, relégué ainsi du statut de Résistance nationale à celui de simple faction chiite, ne peut donc pas jouer la carte de l’opposition ouverte à l’action du gouvernement et du Premier ministre libanais actuel sans courir le risque d’entrer en conflit avec l’ensemble des autres communautés libanaises, ce qu’il ne peut pas se permettre. Sur le front externe, le Hezbollah est également bloqué face à Israël, un pays avec lequel il ne peut se permettre un conflit ouvert car le reste des Libanais ne le suivraient pas. D’une manière générale, la situation au Liban est aujourd’hui « neutralisée », sans vainqueur ni vaincu pour le moment. On peut expliquer cette pause par le lien entre la situation libanaise et les conflits régionaux : les choses doivent d’abord se débloquer ailleurs, et principalement à Téhéran, pour ensuite se régler au Liban. Entre-temps, le Liban bénéficie depuis l’assassinat du Premier ministre Hariri d’un parapluie international qui ne faiblira plus, empêchant quiconque de déstabiliser la scène locale. Cette protection internationale va dessiner les contours du Liban futur, avec probablement un rôle renforcé pour la justice dans la régulation du système politique. En effet, depuis février 2005, la justice internationale a arraché le pouvoir aux services de sécurité prosyriens, un « coup de force » qui a pris sa forme apparente lors de l’emprisonnement des quatre responsables sécuritaires libanais. Dans les faits, la communauté internationale est devenue le véritable arbitre du jeu politique : si l’on suit les résolutions de l’ONU, le Liban est déjà pratiquement « sous mandat », avec une situation qui commence à ressembler à celle de la Bosnie. Cela confère un prestige renouvelé à la justice libanaise, pilier local de la justice internationale, et cette réhabilitation de la justice pourrait permettre demain d’en faire une institution morale et politique forte, un symbole et une référence nationale. Et donc de réformer le système politique libanais en y instaurant une forme de « Cour suprême » (le Conseil constitutionnel ?), qui serait l’arbitre futur des différends sur la constitution ou la pratique politique, avec des garanties internationales. Cette solution, évoquée à maintes reprises par des pays européens amis du Liban, pourrait permettre de résoudre les incohérences de la Constitution de Taëf (le « pouvoir introuvable »). On pourrait alors aller progressivement jusqu’au bout du processus initié à Taëf et jamais achevé sous l’ère syrienne, c’est-à-dire une décentralisation couplée à une dose de déconfessionnalisation politique. Mais cela relativiserait l’importance de la présidence de la République libanaise (et donc des polémiques actuelles à ce sujet), surtout que cette présidence a pratiquement perdu l’essentiel de ses pouvoirs depuis 1976.
Par Fouad KHOURY-HÉLOU

L’Amérique joue aujourd’hui son « grand jeu » au Moyen-Orient. Un des éléments essentiels de ce jeu consiste à contrôler l’axe chiite qui part du Liban, via la Syrie et l’Irak, jusqu’en Iran et en Afghanistan. Cet axe est géographiquement au cœur du dispositif militaire américain en Asie, face à la Chine, l’Inde et la Russie, et il contrôle la...