Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

COMMENTAIRE La bataille légale en Ukraine

Par Julia TYMOSHENKO* Un an après notre révolution orange, de nombreux Ukrainiens considèrent que leurs idéaux ont été trahis. Les politiques gouvernementales ne sont plus motivées par la croyance en un gouvernement responsable devant le peuple et en un marché transparent et purgé de tout délit d’initié. Les idéaux pour lesquels nous nous sommes battus ressemblent maintenant à des slogans invoqués par ceux qui veulent protéger leurs propres intérêts. Certains cyniques déclarent que cette situation est le résultat de nos idéaux « orange » qui n’ont jamais été rien d’autre que les rationalisations d’un groupe d’oligarques en lutte pour en renverser un autre. Une fois maîtres de la situation, dit-on, le zèle de ceux qui promettaient des réformes s’est mué en zèle visant à la préservation de leur fortune personnelle et de celle de leurs amis. Comment l’Ukraine a-t-elle pu tomber dans un tel cynisme ? Il y a un an, tous ceux qui descendaient dans les rues de Kiev savaient contre quoi ils se battaient : un gouvernement corrompu qui cherchait à commander la vie et les activités de tous et à disposer de la propriété d’État à sa guise. Bien que certains droits formels existaient, on ne pouvait compter sur aucun tribunal pour faire respecter ces droits dès l’instant où nos dirigeants voyaient leurs propres intérêts remis en question. En nous débarrassant de ce régime, nous pensions que cette forme d’absolutisme avait cessé. Ceux qui profitaient de la corruption du régime ont alors clamé que leurs droits sur les biens qu’ils avaient volés étaient inviolables. Ces capitalistes complices arguent que, laissés seuls à présider au développement de leurs biens, ils assureront la prospérité du pays. Selon eux, qu’on s’attaque à la propriété privée, quelles que soient les manœuvres illégales ayant permis ces acquisitions, et toute la confiance des investisseurs disparaîtra. C’est l’excuse la plus éculée qui soit pour justifier leurs malversations : la fin justifie les moyens. Mais tout pouvoir, qu’il soit politique ou économique, privé de fondement légitime, est arbitraire. Une économie qui semble arbitraire et illégitime aux yeux de la majorité peut, pendant un certain temps, fonctionner sur la confiance faussement placée dans les profits faciles. La corruption, cependant, est inévitable, car la primauté du droit, qui est la garantie ultime pour le marché, dépend du consentement de toutes ses parties prenantes et de leur foi dans sa profonde justesse. Le processus de privatisation de l’Ukraine s’est fondamentalement bâti sur un manquement radical aux règles. Nous ne devons donc pas nous laisser jouer par le fait que ceux qui ont acquis le pouvoir économique en détroussant l’État de ses biens utilisent maintenant les services d’hommes de loi, évoquent la panacée du libre-échange et proclament respecter la lettre de la loi. Car il existe bien une « légalité sans foi ni loi ». Elle se retrouve chez les gouvernements qui nient que dans la préparation ou l’interprétation des lois, ils restent liés par l’esprit de la loi. De ce point de vue, les oligarques et leurs pions politiques qui clament que leur droit sur les propriétés volées est sacré font la même réclamation crue que le régime que nous avons renversé : à savoir qu’ils ont le droit indéfectible d’exercer le pouvoir. Ils rejettent le principe qu’il existe une loi qui est supérieure aux présidents, aux magnats, aux majorités et aux foules. Si leur revendication est confirmée, alors les cyniques ont raison : notre révolution ne fut que l’occasion de savoir quelles classes ou quelles personnes obtiendraient le pouvoir pour mettre en œuvre leur volonté. Accepter cette prétention au pouvoir arbitraire est une hérésie cardinale chez ceux qui disent que nous devrions certifier les biens volés à l’État comme étant détenus légalement. J’appelle cela une hérésie parce que cela rejette la suprématie de l’égalité devant la loi et proclame la suprématie des individus. Cela est étranger à tous les concepts de liberté sans exception. C’est le juridisme du barbare, et la philosophie nihiliste de tous en réaction contre la liberté politique et économique à venir de l’Ukraine. Les primitifs légaux ne sont pas les seuls à adopter cette position. De nombreux économistes pensent également que l’on doit reconnaître la propriété des biens volés. Ils comparent la transition du communisme à l’état de nature décrit par John Locke. Ils imaginent ainsi que les droits de propriété acquis par copinage, népotisme ou accord par intermédiaires anonymes, comme émergeant en quelque sorte d’un royaume de liberté lockéen. Quand mon gouvernement a remis en cause cette supposition, ils ont crié à l’ingérence de l’État dans le droit à la propriété. Un autre groupe a également succombé à cette désillusion. Ceux qui, un an plus tôt, affichaient un fort engagement public, en sont venus à croire, une fois au pouvoir, qu’ils ne pouvaient revendiquer la suprématie de la loi sans mettre en danger la croissance économique. Parce que la meule du pouvoir peut obscurcir les principes durables, ceux qui sont inspirés par les meilleures intentions se trouvent aujourd’hui du même côté que leurs adversaires criminels. Ils ont, je crois, perdu leur route et suivi le chemin qui ne peut que les ramener à la suprématie du pouvoir arbitraire. En effet, le déni de la réalité de l’arbitraire des hommes est la loi supérieure selon laquelle nous devons gouverner. Sans cette conviction, la lettre de la loi n’est rien d’autre qu’un masque pour le caprice bureaucratique et la volonté autoritaire. Car quand le peuple ne croit pas que son gouvernement adhère à cet esprit supérieur de la loi, aucune Constitution ne vaut le papier sur laquelle elle est écrite, aucune transaction économique n’est sécurisée. Car le maintien d’un ordre constitutionnel et d’un libre-échange viable requiert une aversion intuitive de l’arbitraire, une sensibilité à ses manifestations et de la résistance spontanée. C’est la raison pour laquelle mon gouvernement chercha à recouvrer les biens d’État volés. Ce faisant, et en vendant ces biens aux enchères de manière transparente, les Ukrainiens ont pu constater que les actes arbitraires pouvaient être redressés et que la primauté du droit s’applique aussi bien aux puissants qu’aux faibles. En effet, cela s’est produit pour le seul recouvrement de propriété que mon gouvernement a été capable d’obtenir, le géant de la métallurgie, Kirvoristal, que le gendre de notre ancien président avait acquis à un prix cassé et largement sous-estimé. Lors de sa remise aux enchères, l’Ukraine a reçu plus de cinq fois le montant qui avait été payé la première fois, lors du délit d’initié. L’Ukraine doit continuer dans cette voie si notre peuple veut pouvoir faire confiance aux lois et aux institutions. La leçon à tirer des enchères ouvertes du géant de la métallurgie est claire : si un président ne peut agir à sa guise, de manière arbitraire, sur prérogative personnelle, alors personne ne le peut. Les ministres ne le peuvent. Pas plus que le Parlement. Pas plus que les majorités. Pas plus que les individus. Ni les foules. C’est uniquement en adhérant à ce principe légal supérieur que l’Ukraine développera la conscience légale qu’exige la véritable liberté. En identifiant la loi à leurs propres intérêts, les oligarques qui ont (pour le moment !) mis en péril les idéaux de la révolution orange cherchaient à protéger leurs propres intérêts de toute remise en cause. Ce n’est pas parce que les hommes pervertissent une vérité qu’il faut alors l’abandonner. Si, comme nous l’enseigne Marx, la croyance en une loi supérieure est un mélange de sentimentalité, de superstition et de rationalisations inconscientes, alors les méfaits qui incitèrent la révolution orange sont en réalité les seules conditions possibles dans lesquelles nous pouvons vivre. Nous devons abandonner l’espoir de liberté dans une société et un marché ordonnés et nous résigner à cette guerre interminable de tous contre tous dont parle Hobbes. En effet, les politiques proposées aujourd’hui semblent être hostiles aux idéaux de notre révolution orange. On nous demande de choisir entre la solidarité sociale et la croissance économique. Pour échapper au besoin, on nous dit que nous devons adopter l’illégalité. Pour promouvoir la vérité, on nous dit que les crimes du passé, notamment la décapitation d’un journaliste et l’empoisonnement de notre président, ne doivent pas être examinés de près. Ces choix sont aussi faux qu’ils sont intolérables. Pourtant, ce sont là les choix offerts par nos doctrinaires tout-puissants. Pourtant, voir ces choix comme les seules options de l’Ukraine revient à confondre la lassitude avec la sagesse et à se laisser décourager plutôt que de chercher à comprendre. Car la recherche de la légalité possède une énergie irrésistible. Aucune entrave humaine ne peut longtemps y résister. Bien que l’on puisse prendre du recul de temps à autre, comme nous l’avons fait récemment, ce n’est qu’en adhérant tout simplement à des principes supérieurs que l’Ukraine pourra parvenir à la liberté et à la prospérité de tous. Et nous y parviendrons. *Julia Tymoshenko occupa le poste de Premier ministre de l’Ukraine de février à septembre 2005. Project Syndicate 2005. Traduit de l’anglais par Catherine Merlen.
Par Julia TYMOSHENKO*

Un an après notre révolution orange, de nombreux Ukrainiens considèrent que leurs idéaux ont été trahis. Les politiques gouvernementales ne sont plus motivées par la croyance en un gouvernement responsable devant le peuple et en un marché transparent et purgé de tout délit d’initié. Les idéaux pour lesquels nous nous sommes battus ressemblent maintenant à...