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La réforme promise aura-t-elle lieu ? Les ingérences, grands ennemis de la justice

La réforme de la justice... un thème récurrent depuis l’indépendance, et qui se solde de temps à autre timidement par la démission de quelques juges dans la plus grande discrétion. Aujourd’hui, la demande est pressante, les propositions fusent de toute part, mais l’action tarde à se manifester. « Il craignait […] que la justice ne fût d’une part et les juges de l’autre. » Cette citation de Alain René Lesage, dans le Diable boiteux, reflète les appréhensions d’une large tranche de l’opinion publique libanaise. Un rapide micro-trottoir suffit pour comprendre que les Libanais n’ont pas confiance en leur justice, et ils le font savoir parfois avec des mots très durs. Certains relatent leur propre expérience avec la justice et évoquent « l’enfer » qui dure depuis des dizaines d’années. Si bien que, raconte un homme d’affaires, « nous étudions nos contrats de telle manière à ne pas avoir affaire avec la justice pour résoudre d’éventuels conflits… que vraiment en dernier recours ». Surtout que les affaires commerciales demandent en général une vélocité dans leur résolution. Exagéré peut-être, ou pas, ce sentiment d’insécurité et de malaise vis-à-vis de la justice est dû d’abord à l’image que celle-ci projette dans l’attitude face aux dossiers à ramifications politiques. Rares sont en effet les cas où les investigations ont abouti et ont conduit à l’arrestation de politiciens véreux ou de leurs acolytes. Les raisons de ces blocages sont de natures différentes et sont le plus souvent imbriquées, ce qui rend la réforme de la justice moins aisée que ne le supposent certains. Les services « conseillent » les juges Les ingérences dans le travail de la justice constituent la première raison de ces dysfonctionnements, son ennemi numéro un. Cette ingérence peut être le fait de politiciens qui interviennent auprès de certains juges afin de faire valoir un droit qui ne leur revient pas, de « ranger » une affaire qui les touche ou qui concerne leurs proches. Ce phénomène d’« accointances » avec les politiques va bien entendu à l’encontre du principe même de séparation des pouvoirs. Il n’est malheureusement pas récent. L’ère ottomane, le mandat, l’indépendance et enfin la période de la tutelle syrienne ont été ponctués par des ingérences dans le processus judiciaire. Mais il n’y a pas que les politiciens pour intervenir auprès de certains juges. Certains membres de services de sécurité se sont octroyé le droit de « conseiller » les magistrats sur la direction que devraient prendre certains dossiers. Enfin, quand les dossiers étaient d’une notoire importance, ils suscitaient alors une ingérence outre-frontière. Toutes ces ingérences s’effectuent en général soit par des appels téléphoniques de la part de personnalités politiques exprimant leurs « souhaits » au juge quant au dénouement de telle ou telle affaire, soit par des visites. Heureusement, toutes les ingérences ne trouvent pas d’écho chez tous les juges. L’imperméabilité de certains aux différentes interventions fait qu’au bout d’un moment, on n’ose même pas s’aventurer dans ce sens, leur réputation de juges incorruptibles les devançant. Et, en général, les choses s’arrêtent là, mais les retombées sur les juges « rebelles » se font sentir par la suite, en altérant et retardant de manière sensible leur avancement professionnel. Les menaces Mais la situation peut, dans certains cas, dégénérer. Certains juges font face à des menaces. Parfois même, ces menaces sont mises à exécution. C’est ainsi que nous avons assisté avec stupeur à l’assassinat des quatre juges à Saïda en plein tribunal, et que l’affaire n’a pas encore été élucidée jusqu’à nos jours. Un crime qui n’a pas seulement visé les victimes, mais qui constitue aussi un message clair à l’ensemble du corps de la magistrature. Les tentatives d’assassinat du juge Nazem el-Khoury, il y a quelques semaines encore, montrent que les menaces restent toujours d’actualité. Les ingérences dans les affaires de la justice ne se limitent pas uniquement à cet interventionnisme sur des dossiers bien déterminés. La politique se mêle aussi de la nomination des juges et de leur promotion. Dans un système où les considérations confessionnelles, régionales, familiales et parfois internationales doivent être prises en compte lors des nominations, on comprend mieux la facilité avec laquelle les interventions ont lieu dans le cours de la justice. Aux côtés de ces ingérences, il existe aussi des problèmes intrinsèques au corps judiciaire qui altèrent son rendement. D’une part, les ingérences dans les affaires de la justice n’auraient pas lieu si certains juges n’étaient pas réceptifs à ces interventions, que ce soit de plein gré ou sous menaces. D’autre part, certains dysfonctionnements résultent de problèmes structurels tel que le manque sérieux d’effectifs, d’où les retards dans le rendu des jugements. Certaines lacunes dans la formation des magistrats, notamment en matière de nouvelles technologies informatiques, devraient aussi être comblées. Enfin, les moyens mis à la disposition des juges altèrent et retardent leur travail, que ce soit en matière de locaux, parfois insalubres et non informatisés, ou bien en matière d’expertise judiciaire qui reste à être renforcée. Les répercussions de cette situation de la justice libanaise ne se font pas sentir uniquement au niveau politique. Les retombées se font aussi ressentir sur le plan économique. En effet, les investissements fuient les pays dont la justice est malade. Et le Liban ne fait pas exception, malgré les atouts découlant de sa situation géographique en tant que passerelle entre l’Europe (Chypre est à une centaine de kilomètres) et le Moyen-Orient. Sa structure bancaire, son système fiscal, un paradis pour les entreprises, ne suffisent pas pour drainer les investissements européens et des pays du Golfe, en raison de cette « insécurité judiciaire ». Au secours de la justice Face à ces problèmes de différents calibres qui assaillent le corps de la justice, des voix de différents horizons se sont élevées pour clamer une réforme de ce secteur, dont celle… du « Garde des Sceaux » lui-même. Le ministre Charles Rizk a en effet déclaré il y a quelques semaines que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) devrait se lancer dans une série de mesures visant des juges ayant failli à leurs devoirs. Le coup d’envoi de cette opération a été la nomination du juge Antoine Kheir à la tête du CSM. Les appels à la réforme de la justice peuvent par ailleurs être classés sous trois groupes différents. Le premier revendique une action aboutissant à un changement au niveau de la législation et au niveau de la structure juridique afin de renforcer le principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi, l’indépendance des juges passerait d’abord par une nomination et une promotion loin des tractations politiques que nous connaissons. Par ailleurs, la révision des émoluments des juges semble aujourd’hui nécessaire afin d’éviter tout chantage en raison de problèmes financiers qu’un magistrat peut rencontrer. Enfin, pour les adeptes de cette réforme, l’indépendance de la justice passe aussi par un contrôle du pouvoir exécutif exercé par le pouvoir législatif afin d’éviter tout abus. Une révolution des mœurs Cette vision n’est pas approuvée par tout le monde. D’aucuns ne croient nullement aux vertus de ces opérations esthétiques, car elles ne remédient pas au fond du problème. Pour eux, le problème ne réside pas dans le texte législatif, mais dans son application. Un changement dans les textes et dans les structures sans changements dans les pratiques et les mentalités ne résoudrait donc pas le problème. Cela nécessite donc une révolution dans les mœurs de la société, dont est issu le magistrat. C’est à lui à repousser les différentes pressions qui sont exercées lors de l’exercice de ses fonctions. Il est sa propre garantie et il n’est nul besoin de lui en trouver pour prévenir tout dérapage. Corollairement, on peut assurer toutes les garanties du monde, sans un changement des mentalités ; on peut aussi toujours rêver de réforme. L’ancien juge Sélim Azar (voir encadré) cite en exemple le Conseil constitutionnel qu’il connaît bien pour illustrer cette réalité : il n’y a pas plus indépendant que le Conseil constitutionnel, et pourtant, les dysfonctionnements existent. Zeus et sa bande Enfin, le troisième groupe est composé de politiciens qui clament haut et fort les réformes de la justice, tout en implorant Zeus et sa bande pour qu’elles ne voient jamais le jour. Car, justice rétablie, ils risquent de se retrouver très vite dans les confortables cellules de nos Alcatraz nationaux. Ce sont eux qui, par leurs exactions et leurs comportements, ont le plus porté atteinte à la justice et ont contribué à la mise en place et au renforcement de pratiques empêchant son bon fonctionnement. Mais leurs larmes de crocodile qu’ils versent sur un système judiciaire qu’ils enterrent de leurs propres mains depuis des décennies ne leurrent plus personne. Bruno BARMAKI
La réforme de la justice... un thème récurrent depuis l’indépendance, et qui se solde de temps à autre timidement par la démission de quelques juges dans la plus grande discrétion. Aujourd’hui, la demande est pressante, les propositions fusent de toute part, mais l’action tarde à se manifester.
« Il craignait […] que la justice ne fût d’une part et les juges de l’autre. ...