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Actualités - OPINION

Conservatisme, progressisme et libéralisme Vers la vraie révolution

Notre monde est un monde de précision scientifique, où dire des bêtises, nous dit-on, est devenu de plus en plus difficile. Si tant est que cette affirmation soit correcte, la précision terminologique des concepts politiques ou idéologiques usités de nos jours semble pourtant échapper à son emprise. Pour exemple, on en veut que nombre de penseurs, idéologues, écrivains, politiciens ou journalistes (oui, c’est là une hiérarchie dégressive) utilisent de façon abusive certains termes, notamment ceux de libéralisme, de progressisme et de conservatisme. Sciemment ou négligemment, ils contribuent à asseoir des idées fausses dans l’inconscient des personnes peu au fait, comme dans celui des personnes averties qui n’ont pas le temps de se renseigner sur le sens des mots employés. Nous prenons ici délibérément le parti de ne pas consulter de dictionnaires ou autres encyclopédies, mais simplement de décrire ce que nous lisons et entendons trop souvent autour de nous. Aux vrais scientifiques de nous démentir, nous ne sommes là que pour initier le débat. Et il en a grand besoin, ce débat moribond. Conservatisme d’abord: cela désigne une attitude rigide, essentiellement mue par l’égoïsme et par la peur du changement, qui mène une catégorie sociale à vouloir conserver ses acquis, quand ce ne sont pas ses privilèges. Le conservateur est essentiellement bourgeois, parfois petit bourgeois, et de plus en plus souvent agriculteur ou artisan. Il croit en la famille, à la propriété privée, à la liberté individuelle. Pour lui, le couple ne se conçoit que marié, difficilement dissoluble et résolument hétérosexuel. L’éducation des enfants, il la veut stricte, et aussi éloignée que possible de la promotion d’une sexualité prématurément sans complexes. Il souhaite qu’un État fort le protège, mais veut aussi pouvoir protéger sa propriété et sa famille par ses propres moyens. Il croit à l’initiative privée, au mérite et à la fortune, et n’aime pas l’assistanat. L’État, il le veut gendarme, mais certainement pas providence. Surtout s’il s’agit pour les forts de payer pour les faibles et pour le labeur des uns de récompenser la paresse des autres. Les impôts, il les veut bas, limités au strict nécessaire pour assurer la paye des policiers, la défense nationale et le maintien des ponts et chaussées. Patriote de base, jusqu’à la sottise, il s’engage volontairement dans l’armée nationale pour défendre son pays, ou pour aller, thérapie ou «prévention», défendre ses couleurs en guerroyant à l’étranger. Partisan d’un État fort et d’une politique criminelle répressive (que d’aucuns réduisent volontiers à la seule idée du soutien à la peine de mort), il croit au maintien de l’ordre et à la nécessité d’une conscience collective du bien commun qui puisse mener les citoyens au respect de l’autorité de l’État. La catégorie de «conservateur» brasse large dans l’esprit des gens: il y a tour à tour celui qui pratique régulièrement sa religion, de façon plus ou moins orthodoxe, celui qui accroche le drapeau national à sa fenêtre le jour de la fête de l’indépendance, le chasseur invétéré, le roturier avare et austère, le conducteur de yachts et de belles voitures, le propriétaire toujours désagréable avec ses locataires. En un mot, c’est une sorte d’égoïste autosatisfait, recroquevillé sur lui-même, rustre et fruste, quand il n’est pas jouisseur déclaré, qui attend, de pied ferme et armé jusqu’aux dents, ceux qui oseraient s’attaquer à ses privilèges. Il est vrai qu’à ce prix-là, on n’a pas envie d’être conservateur, encore moins que cela se sache. Les Américains moyens sont toujours contre George Bush lorsqu’on les interroge dans la rue ou au détour d’une réception mondaine. Sauf qu’une nette majorité d’entre eux a voté pour reconduire son mandat. Les Français de droite sont rarement à la télévision pour s’affirmer en tant que tels (ne parlons pas de conférences ou de cercles de pensée) et, quand l’occasion finit par s’en présenter, ils expriment leurs opinions comme s’ils en avaient un peu honte, la gêne se lisant toujours sur leurs visages confus, quand ce n’est confondus – en excuses s’entend. À côté de cela, il est le magique progressisme, qui porte dans son intitulé l’idée de «progrès». Progrès social, progrès de l’humanité et de la sensibilité humaine. Le progressiste est, nous dit-on, un sentimental. Il aime autrui et, pour cela, il est prêt à partager ses richesses (le terme d’«acquis» est, ici, à bannir du vocabulaire), fussent-elles bien maigres. Il aime la liberté (décidément!), celle de se marier et celle de ne pas le faire, celle d’avorter, celle d’être homosexuel et celle d’adopter des enfants quand bien même on le serait. Il encourage la production artistique jusqu’à la démesure, chante les plaisirs de la vie (mais sans snobisme, prétend-il) et prône la libération sexuelle (en tout cas, il la prônait à l’époque où la question se posait vraiment). Il s’insurge contre les dérives policières de l’État et croit à l’amendement des délinquants, ce qui le mène à s’opposer fermement à l’inhumaine peine de mort. Il veut protéger les pauvres et les malades, leur assurer un niveau de revenu minimal quand ils ne peuvent travailler. Il veut, en tout état de cause, que les gens travaillent moins, car il en va de leur qualité de vie (qui pourrait aller à l’encontre de cela, tout réalisme économique mis à part?). Pour cela, le progressiste a quelques recettes simples : il faut instituer une fiscalité élevée, qui forcerait les privilégiés à payer pour les autres, en un mot à aider ces derniers, car ce n’est pas une chose que les premiers feraient spontanément, s’ils étaient livrés à eux-mêmes. L’État est là pour organiser cette aide, la collecter avec l’aide de la force publique (réduite cependant à un minimum) et assurer sa distribution équitable. Le progressiste se veut juge et arbitre de la réussite financière des individus et des entreprises commerciales et, à défaut de pouvoir limiter la richesse, il souhaite en définir l’usage: si une société fait des profits, elle ne doit pas avoir le droit de licencier ses salariés, si l’unique but de l’opération est qu’elle puisse faire encore plus de profits. Tout en libérant les instincts de l’homme, le progressisme veut pouvoir les canaliser, pour le bien de l’humanité tout entière, un bien dont elle n’est pas toujours consciente elle-même. Le changement, «les lendemains qui chantent», ça le connaît, il y croit dur comme fer et y travaille jour et nuit. Pour le commun des mortels, les progressistes sont des intellectuels (autant pour tous les autres!), des artistes, des poètes et des rêveurs, des ouvriers (cela reste à démontrer) et des démunis, en quête permanente de justice sociale (un faux concept de plus). En un mot, des gens «humains». Les socialistes et les communistes français (oui, ceux-là mêmes qui étaient à la solde de l’Union soviétique à l’époque de Staline) sont souvent appelés, lorsqu’ils font alliance entre eux (pour des raisons d’ailleurs purement électoralistes), les «forces de progrès». Un privilège terminologique de taille. C’est dire que tous les autres sont des facteurs de régression, des «réactionnaires» (encore un terme qu’il serait intéressant de creuser), presque des arriérés. Quand on voit ce que les «progressistes» ont fait de la France en vingt ans de gouvernement, la déclassant du rang de grande puissance à celui de petite nation sclérosée qui peine à faire entendre sa voix au sein de l’Europe, il y a de quoi rester songeur, voire franchement dubitatif. Dans les grandes universités américaines, il ne fait pas bon non plus être conservateur. L’idée est que si l’on réfléchit, si l’on a le luxe de faire usage de la faculté de penser, ce doit être exclusivement pour apporter le changement, un changement pour le mieux (ce qui est, en soi, difficilement contestable). Pour l’écrasante majorité du corps enseignant de ces universités, recevoir une éducation supérieure et s’obstiner à ne pas chanter le «progrès» dénotent une attitude irresponsable, un égoïsme sans limites, une hérésie, un gâchis, une dilapidation intentionnelle de ressources. Entre conservatisme et progressisme, qu’on veut nous présenter comme les pendants irréconciliables de la nature humaine (nul besoin de préciser que l’on peut refuser ce faux débat), le «libéralisme» n’apparaît pourtant pas comme une voie médiane. Ce concept ne fait, semble-t-il, que rajouter à la confusion ambiante. En France, en effet, un libéral (voire un « néolibéral » comme on dit désormais, néo…logisme qui regorge de préjugés et de connotations péjoratives) est un individu qui croit aux libres forces du marché, à la concurrence et à l’émulation des forces vives. Il croit que l’initiative individuelle et la libre entreprise sont les clés du succès collectif, en ce qu’elles libèrent les idées et la création. Pour le libéral, l’économie se régule d’elle-même (même si ce n’est parfois pas sans mal) et il n’est nul besoin de faire intervenir l’État de façon systématique ou démesurée. Ceux qui gardent la tête au-dessus de l’eau survivent, les autres se noient, souvent d’ailleurs parce qu’ils l’ont souhaité. Et la hauteur de la tête au-dessus de l’eau, cette mesure suprême de la réussite économique si ce n’est sociale, est le reflet proportionnel du mérite de la personne qu’elle concerne. Elle est aussi la mesure de la contribution de l’individu à la société, contribution qui n’a droit de cité qu’en tant qu’elle est créatrice de richesses. En bref, beaucoup auront reconnu, derrière le libéral de base (bien caché, car on ne parle plus, entre autres, ni de valeurs familiales ou patriotiques, ni d’acquis), le conservateur moyen. Aux États-Unis, cependant, un libéral («liberal») est un individu qui est tolérant (nous n’avons pas encore dit permissif), pour lequel la liberté se vit comme une libéralisation, celle du corps (sexualité, homosexualité, avortement, adoption par les couples homosexuels, drogues douces) et de l’esprit (création artistique, remise en cause des normes établies, discours irrévérent et provocateur). Il croit aux libertés publiques, aux droits civils («civil liberties», «civil rights»), qui comprennent entre autres les droits des «minorités» (raciales, religieuses, sexuelles), en faveur desquelles il souhaite opérer une discrimination positive («affirmative action»), les rétablissant ainsi dans leurs droits bafoués depuis des siècles. Il est généreux (tous les autres étant, par élimination, égoïstes), solidaire de la peine des autres qu’il «ressent» dans sa propre chair («I feel your pain», dirait Bill Clinton), et soucieux du rétablissement de l’équilibre dans une société en proie à une permanente «fracture sociale» (Jacques Chirac). Pour lui, l’État se doit d’être présent afin d’assurer une couverture sociale minimale pour les nécessiteux et de soustraire ces derniers au règne des marchés financiers mouvants et versatiles comme à celui des compagnies d’assurances dont ils ne peuvent payer les primes prohibitives. Par contre, l’État policier, l’État guerrier et militariste, l’État qui supprime le respect de la vie privée et des libertés individuelles, il n’en veut pas, préférant lui substituer une confiance aveugle (et étonnante, pour un partisan du dirigisme) dans la bonté humaine, qui régule selon lui ses instincts par une propension naturelle au dialogue et à l’acceptation de la différence. Un sentimental, une fois de plus. Progressiste, finalement, mais pas communiste (plutôt mourir, chez les Anglo-Saxons, qui n’ont jamais voulu tenter de comprendre ce que pouvait recouvrir ce dernier mot, à la connotation par trop sulfureuse). Quel bilan peut-on faire de ce tableau de concepts confus? Une constatation s’impose d’abord à nos yeux: le combat des idées a été réduit au strict minimum depuis la défaite des fascismes dans les années 1940 et jusqu’à la chute du communisme dans les années 1990. Ces «idéologies» ont été officiellement décrétées comme nocives et les horreurs qu’elles ont contribué à perpétrer pendant et après la Deuxième Guerre mondiale ont fortement aidé à confirmer ce sentiment. Nous n’y trouvons rien à redire: bon débarras. Remarquons cependant que le fascisme a fortement desservi les conservateurs: il est de mauvais goût d’être «à droite de la droite», parce que l’on considère que c’est être à la lisière (peu réjouissante) du fascisme totalitaire. Le communisme n’a pourtant pas, quant à lui, et ceci malgré les crimes qu’il a engendrés en Europe de l’Est, en Russie, en Chine, en Asie et en Afrique, pareillement nui au progressisme. Il est ainsi de bon ton, aujourd’hui encore, d’être d’extrême gauche, en Europe en tout cas. À défaut d’être rationnel, un tel positionnement est en effet perçu comme étant pour le moins attendrissant. Les Américains qui sont à la gauche de la gauche sont pudiquement appelés au mieux «verts» et au pire «outsiders» – c’est-à-dire, en tout état de cause, parias. Mais ils bénéficient eux aussi d’une complaisance comparable de la part du public. Là encore, il s’agit de romantiques qui, s’ils allient Trotski au psychédélisme de Woodstock, restent tout compte fait inoffensifs. L’extrême droite comme l’extrême gauche n’étant plus, depuis l’après-guerre, perçues par quiconque comme porteuses de projets de gouvernement, le résultat de la déconfiture des idéologies passées dont elles sont les héritières a été qu’entre ces deux extrêmes, on ne pouvait plus être que conservateur ou progressiste. Avec au surplus, une marge de manœuvre réduite, dans la mesure où il devenait impossible d’être trop «conservateur», ou trop «progressiste», sans tomber dans la tentation de côtoyer les extrêmes. Pendant soixante ans, le débat s’est donc arrêté là, figé – pour de mauvaises raisons – entre deux fausses alternatives, qui ont au surplus souvent été poussées à converger et à se confondre (une douteuse synthèse «social-démocrate» a ainsi parfois été proposée). À la lumière de ces explications, on peut donc énoncer, sans grand risque de se tromper, que catégoriser systématiquement les personnes ou les idées comme étant conservatrices ou progressistes (ou encore «libérales») est une entreprise vouée à l’échec. C’est tout aussi irrationnel que de dire que les fumeurs ou les amateurs d’escalade, par exemple, appartiennent inévitablement à l’une ou l’autre de ces catégories. La première leçon est donc de se départir des «logiques» (ou plutôt des rhétoriques) binaires, comme d’une mauvaise habitude, de celles qui inhibent la pensée. Les concepts, ensuite, se doivent d’être repensés, redéfinis. Le «progressisme» n’a pas le monopole de l’humanité ou de l’altruisme. Le «conservatisme» n’a pas non plus de droits exclusifs sur le patriotisme, ou sur les valeurs familiales. Tout cela si tant est que ces concepts existent réellement. Le «libéralisme» quant à lui est un concept flou, en tout cas obsolète, dont il convient de se débarrasser, sans regrets, surtout si on ne parvient pas à préciser clairement ce qu’il recouvre. Nous croyons également qu’il faut refuser l’idée reçue qui martèle que le débat des idéologies serait inutile ou qu’il serait dépassé. S’il ne fait aucun doute que ce débat soit passé au second plan, occulté par ceux que cela arrange qu’il n’y ait plus de discussions sur un certain nombre de questions fondamentales, il n’en reste pas moins que les individus libres conservent le droit (et ont même le devoir) de lancer de nouvelles idées et de proposer de nouveaux projets de société. Le monde d’aujourd’hui a en réalité cruellement besoin d’un vrai débat idéologique. Une exhortation s’impose enfin, s’il ne fallait, de notre propos, en retenir qu’une seule: lorsqu’on croit en la famille, en des principes moraux et en une ligne de conduite, lorsqu’on croit à l’honneur et au respect de la parole donnée, à la libre entreprise et à la juste rémunération du travail, lorsqu’on croit à la patrie et au sens du sacrifice, cela vaut peut-être la peine de se battre. Et de faire valoir que l’on peut tout autant – et en même temps – croire à l’altruisme, à la générosité et au partage, à la solidarité sociale comme à l’aide aux plus démunis, être néanmoins intellectuel, artiste, féru de justice et épris de liberté. Lorsqu’on a des convictions, il ne faut pas hésiter à les défendre jusqu’au bout, sans jamais baisser les bras, parce qu’il convient souvent, par réalisme, d’«exiger l’impossible» (Che Guevara). Personne n’a le monopole de l’« humanité » de la pensée. Il faut refuser tout terrorisme intellectuel qui tendrait à prouver le contraire, et ne pas hésiter à se séparer définitivement des dénominations et des accusations fallacieuses, de ces lourds carcans – comme de carcasses. À s’affirmer, à s’assumer, tel qu’on est réellement. Dans un monde à prédominance «progressiste» molle, comme c’est le cas du nôtre aujourd’hui, la réaction saine est de faire remarquer qu’il n’est plus possible, en tout état de cause, d’être «conservateur», notamment et surtout parce qu’il n’y a plus grand-chose à conserver. Au contraire, certaines valeurs ont été tant et si bien bafouées et malmenées au cours des soixante dernières années qu’il faudrait une véritable révolution pour les repenser et les remettre au premier plan des débats de société. La révolution, la vraie, doit donc venir d’ailleurs. Peut-être justement de là où les bien-pensants s’y attendent le moins. Élias R. CHEDID New York

Notre monde est un monde de précision scientifique, où dire des bêtises, nous dit-on, est devenu de plus en plus difficile. Si tant est que cette affirmation soit correcte, la précision terminologique des concepts politiques ou idéologiques usités de nos jours semble pourtant échapper à son emprise.
Pour exemple, on en veut que nombre de penseurs, idéologues, écrivains, politiciens...