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CONTE On m’a volé mon Beyrouth !

10 heures du matin… Je me trouve à la rue Gouraud… « Ahwet lé Ezez »… Déjà des fumeurs de narguilé jouent au trictrac, au rythme des « chech bech » et des « nara ya walad » qui fusent de partout. Rien que des sexagénaires, des hommes en particulier, les femmes, bien évidemment, étant exclues de ces espaces réservés. La plupart de ces messieurs portent un tarbouche incliné de côté, discutent politique et derniers potins du quartier, en égrenant des passe-temps multicolores où l’ambre et le turquoise dominent. Un peu plus loin, des échoppes offrent aux passants des chutes de saucisses qui pendouillent de partout : Joseph Azar et Aoun se faisant la concurrence à qui propose les meilleurs « makaneks » de Beyrouth. Je prends ma droite : c’est le « Borj »… « place des Canons » ou « place des Martyrs » si on veut. Un photographe braque sur moi son flash aveuglant et me prend une photo qu’il me livre à l’instant ; des vendeurs de « Kazoz Jalloul » claquent leurs bols de cuivre et hurlent à tue-tête : « Bawrid, Bawrid, Bawrid, Taa / Taa Bawrid, Taa Bawrid, Taa / Aassal. » J’entends des chauffeurs de taxi-service qui hèlent les passants : Dora, Basta, Achrafieh… pour 25 piastres seulement par passager. J’arrive à la pharmacie Gemayel dont le propriétaire n’est autre que le célèbre politicien Pierre Gemayel, pharmacien de son état, ce que peu de Libanais savent. Plus bas, des enseignes au néon clignotant séduisent les consommateurs potentiels, « Chez Marika… chez Leyla… Chez Dalal… » : ce sont les fameuses maisons closes de Beyrouth, connues pour attirer les clients de toute la région. Au milieu de la place, installée depuis peu, l’horloge parlante tout en fleurs indique l’heure avec ses aiguilles géantes, entourée de badauds, admiratifs et curieux. Plus bas, sur le côté gauche de la place, le cinéma « Odéon » affiche ce jour-là le film La Symphonie pastorale d’André Gide, dont Michèle Morgan et Pierre Blanchard se partagent la vedette. Ce n’est pas l’heure d’y aller, j’ai envie de me promener. Voilà l’entrée du souk des bijoutiers : « souk el-Sagha ». Je suis attirée par les vitrines qui brillent, étincelantes. Des bracelets en or, des colliers en perle, des bagues en diamants appellent de tous leurs feux les dames friandes de bijoux. J’entre chez « Béchara Moughanny et fils », notre bijoutier de famille. Je choisis une bague avec une turquoise sertie de baguettes et de brillants. « Superbe ! Elle vous va comme un gant ! C’est huit cents livres, un prix spécial pour vous », me dit Gaby, empathique et amical. Mon Dieu que c’est cher… mais je me l’offre quand même ! Heureuse, je sors du souk des bijoutiers avec mon nouveau trésor, comme une enfant qui a gagné le gros lot. Un peu plus bas, c’est l’entrée du « souk el-Samak », où chaque marchand vante la qualité de ses poissons qui frétillent encore dans des paniers larges et ronds : daurades, merlans, rougets… puis je rejoins la « place de l’Opéra », avec son fameux cinéma, ses nombreuses boutiques et ses étalages colorés de mille et une couleurs. Je tourne à gauche, c’est le « souk el- Wi’yé » où l’on vend du tissu au poids. En face, c’est l’« Automatique », un café où l’on déguste une succulente glace orientale et un célébrissime chocolat mou ! Je continue ma promenade. Je me retrouve à l’entrée du « souk Ayass ». Au milieu du souk trône une fontaine entourée de rafraîchissements et de gourmandises. C’est la fameuse « Birkét el-Aintabli » : jellab, souss, citronnade, moghlé, achtaliyé… s’offrent aux caprices des passants. Pour moi, ce sera une citronnade que je bois d’un trait ; la chaleur de Beyrouth en été donne vraiment soif ! Je tourne à gauche, j’arrive à « souk el-Tawilé ». C’est là que les dames élégantes de la capitale s’habillent. Je suis devant « Abira », la boutique de lingerie fine et de prêt-à-porter de luxe féminin qui appartient à mon cousin Émile Abirached. Il est très fier d’avoir reçu, plusieurs années de suite, le premier prix de la plus belle vitrine pour les fêtes de fin d’année. Plus loin, c’est « Artine », la boutique où on ne vend que des pantoufles importées « made in France » ou « made in Italy », pour relaxer les pieds de ces belles. Puis c’est « Béranger » qui est devenu proverbial pour la cherté de ses articles : on dit bien « cher comme Béranger » ! En face, c’est le « Jardin d’Enfants », qui habille les 0 à 16 ans ; c’est là que j’achète les robes de mes six filles. Le propriétaire, Antoun Tyan, nous reçoit toujours avec son éternel sourire et son jovial « Ahlan Wa Sahlan ». Puis, c’est « Zahar », « Le Petit Poucet », « Fayad », d’autres hauts lieux de la coquetterie enfantine. Me voilà à la fin de « souk el-Tawilé ». En face, c’est le restaurant « Ajami », renommé pour ses spécialités orientales et pour sa glace au sahlab et musc. Plus loin c’est « Bahri », où le maître des lieux, Mitri Tuéni, reçoit ses clients avec son accueil légendaire, en leur servant de délicieux mezzés et du succulent poisson. Plus loin encore, je grimpe au premier étage d’un vieil immeuble. Je passe embrasser mon oncle, Camille Youssef Chamoun, journaliste et propriétaire du journal Saout el-Ahrar. Je rencontre chez lui, comme à l’accoutumée, son grand ami Raymond Eddé, venu le féliciter pour sa réélection à la tête du syndicat de la presse. D’autres grands amis et collaborateurs du journal sont là aussi : Édouard Honein et Ruchdi Maalouf, qui tient à la main son dernier article de la rubrique qu’il assure régulièrement : « Moukhtassar Moufid » Beaucoup plus loin, c’est le Palm Beach où se produit, tous les soirs, le déjà célèbre Théâtre de Dix Heures : Dudul, Pierre Gédéon, Alcide Boric, Gaston Chikhani, Cécile Gédéon… En face, au bord de la grande bleue, s’étale le Saint-Georges, le magnifique hôtel cinq étoiles, lieu de rendez-vous de toute l’élite beyrouthine. J’arrive au « Kit-Kat », à Zeitouné, là où les bars et les boîtes de nuit animent la vie nocturne de Beyrouth. Des danseuses du ventre et des chanteuses orientales s’y produisent une fois la nuit tombée, à la grande joie des couche-tard. Puis je me retrouve à Hamra, qu’on surnomme les « Champs-Élysées » de Beyrouth. Beaucoup d’étrangers se bousculent devant les étalages scintillants et les cafés trottoirs. Le « Horse-Shoe », un café pas comme les autres, est le lieu de rendez-vous des intellectuels et des hommes d’affaires qui discutent, à grand bruit, devant un café fumant ou une bière pétillante, avant de reprendre leur travail matinal. Voici « La tour d’argent » connue pour sa délicieuse spécialité : la fondue bourguignonne. Le soir, un chanteur, accompagné d’un pianiste, nous fait toujours entonner les chansons à la mode. Plus bas, des cinémas : Saroulla, Eldorado, Pavillon… et au premier étage d’un nouvel immeuble, c’est le « Barmaki » et sa remarquable « Barmakié » dont il garde jalousement le secret. Il est déjà 13 heures. J’ai faim. C’est « La taverne espagnole » qui m’invite à manger sa savoureuse paella. Je rentre : sur chaque table, un grand pichet de sangrilla, vin dans lequel on fait macérer des fruits divers… Pan… Le vent fait claquer une porte de la maison. Je sursaute, désorientée…Où suis-je ?...Hein ?... Comment ?... Pourquoi ?... Ah ! je suis dans mon lit !...Ce n’était qu’un rêve!... Rien qu’un magnifique rêve! Hélas ! Plus rien de tout cela ! On m’a volé mon Beyrouth ! Antoinette KHAIR 78 ans

10 heures du matin… Je me trouve à la rue Gouraud… « Ahwet lé Ezez »… Déjà des fumeurs de narguilé jouent au trictrac, au rythme des « chech bech » et des « nara ya walad » qui fusent de partout. Rien que des sexagénaires, des hommes en particulier, les femmes, bien évidemment, étant exclues de ces espaces réservés. La plupart de ces messieurs portent un tarbouche incliné...