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Actualités - OPINION

IMPRESSION Au jardin du bon Dieu

La dernière fois qu’on a vu un kamikaze entier, c’était dans un document enregistré par la caméra de surveillance d’un restaurant en Indonésie. L’homme traversait la salle, harnaché d’un sac à dos, un bonnet de laine enfoncé sur la tête, look de rappeur ordinaire. Si ordinaire qu’un patineur affublé du même uniforme avait été abattu par la police pour avoir été filmé dans le métro peu avant les attentats de Londres. Version tragique du vidéo-gag. Regardez bien : vous ne verrez plus l’homme vivant, ni les dîneurs tranquilles ni l’animation débonnaire de la salle. L’image suivante s’arrête sur la fumée, les décombres et le sang, les blessés hagards, le gâchis en quelques secondes. Amman, il y a trois jours. Un mariage. La pièce montée est encore là, intacte. Les tueurs n’en veulent pas aux gâteaux. Le marié pleure. Son père et son beau-père ont été fauchés d’un même coup. Sans compter ses amis, venus l’entourer au plus beau jour de sa vie. Des témoins ont vu disparaître l’homme en costume sombre, qui tournait autour de la plante du hall, nerveux et troublé. Invité extraordinaire, il était lui aussi à une sorte de noce. Agent dormant qu’un cauchemar réveille. Quelqu’un a dû lui dire : c’est ce soir. Ou bien j’ai vu trop de films. Comment se prépare-t-on à l’inéluctable ? Pouvait-il renoncer ? Que fait-on de ceux qui refusent ? Sans doute a-t-il subi une de ces longues préparations au bout de laquelle on ne se pose plus de questions. On prend ses dispositions, on s’achète un beau costume, on se rase de frais comme pour un rendez-vous amoureux, on noue lentement sa cravate, sans trop serrer pour laisser à la carotide un espace de battement. Devant le miroir, les gestes sont mécaniques, le regard évite le reflet du regard. En déroulant le sparadrap sur la peau tendre du ventre, on évite de penser à la fragilité de la chair, à ce corps qui partira en viande, sans doute écartelé, mais que, certes, le Tout- Puissant voudra bien mener entier aux sources claires des jardins célestes. Ou bien ne voudra pas. Mais tant pis, l’engrenage est en marche. Il faudra songer à haïr. Voilà un sentiment qui vous tigre le moteur. Haïr ces gens trop ordinaires qu’aucune peur n’empêche de danser. Haïr leur tranquillité béate, leur quotidien banal, leur indifférence aux enjeux, à l’Amérique qui mène le monde, au grand Satan qu’il faut abattre, avec sa démocratie hypocrite, ses libertés iniques pour lesquelles les jeunes se dépravent et les femmes se mettent à nu. L’argument suffira peut-être à déclencher le contact de la voiture. En chemin, il ne pensera plus qu’à sa mission. Au sourire crispé qu’il faudra faire au valet du parking. À la contenance qu’il faudra prendre pour traverser le hall. À la dernière prière. Après, tout ira de soi. La main agira sans consulter le cerveau. Une pression du doigt suffira. Inchallah, il ne connaîtra pas la suite.Il l’aura, son tombeau. Sur Internet. Avec son portrait auréolé de rayons par la magie de Photoshop. Sa mère pourra le visiter, là. Un cousin voudra bien lui montrer. Il y a comme une ligne directe entre le ciel et la toile, tu vois. «À mourir pour mourir… », chantait Barbara, « je choisis l’âge tendre ». Et comme il était léger l’air sur lequel s’envolaient ces paroles : « Au jardin du bon Dieu, ça n’a plus d’importance, qu’on se couche amoureux ou tombé pour la France. » Comme il faut de jeunesse dévoyée pour cette ambition-là : tomber pour un rêve, tuer pour changer le monde, mourir en jetant son corps comme un crachat à la face de « l’impérialisme ». Car de kamikazes bedonnants et grisonnants, ça ne s’est encore jamais vu. Chez les Inuits, les ancêtres livraient leurs corps aux bêtes pour nourrir les générations en marche. Sous nos cieux, les chefs ont d’autres projets. Fifi ABOU DIB

La dernière fois qu’on a vu un kamikaze entier, c’était dans un document enregistré par la caméra de surveillance d’un restaurant en Indonésie. L’homme traversait la salle, harnaché d’un sac à dos, un bonnet de laine enfoncé sur la tête, look de rappeur ordinaire. Si ordinaire qu’un patineur affublé du même uniforme avait été abattu par la police pour avoir été filmé...