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Actualités - OPINION

L’urbanisme au Liban, ou l’art de joindre l’inutile au désagréable

Le modernisme n’est pas une calamité, loin s’en faut. Pris au sens de l’emploi de moyens technologiques d’avant-garde, il est au contraire indispensable pour la réalisation d’un urbanisme sain permettant d’assurer l’extension des villes. Mais comment concilier le besoin vital de construire avec celui universellement reconnu d’être entouré d’espaces naturels ? Un compromis d’autant plus difficile à atteindre que les irréductibles de la nature se trouvent opposés aux modernistes qui, eux, sont persuadés que l’environnement construit des villes susceptibles d’offrir un cadre de vie satisfaisant. C’est lorsque la construction est débridée, qu’elle n’est motivée que par le profit d’un petit nombre au détriment des besoins réels de la majorité, que l’urbanisme devient monstrueux. Ce sont alors ces enflures architecturales, qui n’ont rien à voir avec le modernisme, qui caractérisent l’environnement dans lequel nous vivons. Les exemples sont nombreux. Les remblais en mer. Le Liban ne manque pas d’espaces en terre ferme au point de devoir s’étendre en pleine mer pour assurer son développement naturel. Plagier les pays du Golfe qui se construisent des paradis artificiels en face de leurs étendues désertiques est incongru et inutile. La privatisation du littoral. Le domaine maritime, théoriquement propriété de l’État, est accaparé par le privé. Il devient inaccessible au public et les constructions érigées dans les complexes de plages privées sont tellement volumineuses qu’elles masquent totalement la vue de l’horizon depuis les routes du bord de mer. Les grands ensembles résidentiels. Monolithiques et compacts, plus hauts que les plus grands arbres, ils font perdre au paysage son caractère naturel, son échelle et la perception du lointain. Avec l’éparpillement de ces morceaux de ville, il n’y a plus de nature, tout devient urbain. Les récents édifices de culte. En compétition de gigantisme, ils suppriment des précieux espaces dans la Forêt des Pins de Beyrouth, trônent au milieu de la place des Martyrs frappée de léthargie depuis son agrandissement, ou encore coiffent le sommet de la montagne de Harissa, réduisant sa vénérable statue aux dimensions d’un bibelot. Les grands immeubles érigés sur la falaise de Raouché dont on aurait pu se passer depuis le début de l’urbanisation de Ras-Beyrouth si l’on avait tenu à préserver l’intégrité de ce site naturel unique. De plus, pour les promeneurs de la Corniche, le panorama des spectaculaires rochers est occulté par les lamentables cafés installés sur l’étroite bande de terrain intercalée entre le trottoir et le précipice. Les fameuses tours d’habitation. Rien que par leur situation, telle la tour Murr de triste réputation, laide et inachevée, ou celle de trente étages que l’on prévoit de construire à Achrafieh, à proximité du siège d’un évêché et d’un ancien palais abritant le Musée de la ville de Beyrouth, sont des insultes au caractère des quartiers dans lesquels ils sont érigés. D’autres tours, nouvellement construites, ou sur le point de l’être, présentent des risques pour la navigation maritime et aérienne. Que dire en effet du nouveau phare de la Corniche, érigé trente mètres en contre-bas de l’ancien phare de Manara, aveuglé par une nouvelle tour d’habitation construite dans son voisinage immédiat ? Une dérogation à la limitation de hauteur obtenue avec les appuis politiques habituels a permis à son propriétaire d’ajouter plusieurs étages en surélévation. La navigation maritime est-elle devenue plus sûre avec ce nouveau phare construit au ras des flots ? Encore s’il avait cent mètres de haut... Mais il ne doit pas, paraît-il, déranger le futur Palais des Congrès prévu sur le terrain tout proche du club de la Renaissance. Au Liban, pour échapper à la contrainte de limitation de hauteur on neutralise ou on déplace carrément les pistes d’aérodromes. La tour de l’hôtel de Sin el-Fil est un cas d’espèce. Cette bâtisse, construite dans l’axe de la piste est-ouest, la mieux placée par rapport aux vents dominants, perce et dépasse de soixante-dix mètres la surface de limitation de hauteur imposée par la réglementation de la navigation aérienne. Lui-a-t-on accordé le permis de construire parce qu’il y avait eu le précédent des immeubles de Leylaki et Bourj Brajné, dans la banlieue sud, construits en infraction de hauteur et que jusqu’à ce jour on n’ose pas démolir ? C’est possible, mais c’est quand même navrant de perdre pour si peu l’usage de la piste la plus sûre de l’AIB. L’attraction principale du complexe touristique qui doit se construire à Ramlet el-Beida, sur l’unique plage sablonneuse de Beyrouth, sera sa tour de trente étages qui se dressera dans l’axe de la deuxième piste de l’AIB, la piste nord-sud d’origine. Quand on réalise que la nouvelle piste nord-sud, construite, elle, sur un remblai en pleine mer, permettra de passer outre à l’embarrassante contrainte de construire sous la surface de protection de l’ancienne piste, on se demande si le propriétaire de la future tour n’avait pas quelque peu forcé la main à l’État pour que celui-ci construise la nouvelle piste à ses frais. Gageons que dès que la tour du complexe sera mise en chantier, les atterrissages seront définitivement supprimés sur la piste existante tout comme ils le sont déjà sur la piste est-ouest. À chaque piste sa tour. Mais ce qui ne semble inquiéter personne, c’est que depuis la neutralisation de la piste est-ouest, la plupart des atterrissages sont déjà reportés sur la nouvelle piste en mer, modernisée au détriment de l’ancienne comme il se doit. Ils se feront dans des conditions très hasardeuses par rapport aux vents d’ouest dominants. De plus, nouveauté, lorsque ces vents soufflent très fort, le trafic est tout simplement dévié vers Chypre. Les îles flottantes, ou les îles tout court. Ce sont les champions toutes catégories de la démence. Il n’y a pas si longtemps encore, il avait été question d’en construire une au large de la plage de l’antique Byblos. Aujourd’hui, on parle d’en mettre à flot une autre, dans la baie de Jounieh, « la plus belle baie du monde ». Faut-il rappeler à nos promoteurs et surtout à nos responsables locaux qu’au large de Nice, dans la Baie des Anges, un casino de jeux sur pilotis faisait l’attraction de cette ville au début du siècle passé. Après sa destruction par un incendie, la municipalité de cette ville a eu la sagesse d’en interdire la reconstruction pour l’unique raison qu’elle déparerait le paysage. On peut s’étendre aussi sur la loi libanaise de construction. Unique en son genre, elle permet de construire sur n’importe quel lopin de terre une bâtisse de trois étages qui finit toujours par en comporter au moins cinq. Que dire du Parc d’attraction de Jamhour au décor débile, dont les manèges de plus de vingt mètres de haut ont dénaturé la seule forêt de la région de Baabda ? Ou bien celui qui doit occuper le site et les bâtiments de la Foire internationale de Tripoli, pourtant reconnus œuvre moderne majeure de l’illustre architecte Oscar Niemeyer au point que l’Unesco a décidé de l’inscrire au patrimoine culturel mondial ? G. Sérof

Le modernisme n’est pas une calamité, loin s’en faut. Pris au sens de l’emploi de moyens technologiques d’avant-garde, il est au contraire indispensable pour la réalisation d’un urbanisme sain permettant d’assurer l’extension des villes. Mais comment concilier le besoin vital de construire avec celui universellement reconnu d’être entouré d’espaces naturels ? Un compromis...