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Actualités - CHRONOLOGIE

MOMENTS INSOLITES - 24 heures de la vie d’un pêcheur L’homme et la mer

La grande bleue a tracé ses sillons sur son visage, le sel a déposé une légère amertume sur son sourire, le soleil des marques indélébiles, devenues des brûlures au cœur. Depuis que la mer ne danse plus dans les yeux de ses pêcheurs, leur métier s’est transformé en sacerdoce. Toufic Assal, surnommé dans la pure tradition orientale Abou Youssef, a commencé à pêcher à l’âge de neuf ans. Un demi-siècle durant, il continuera, contre vents et marées, à valser sur les vagues d’une Méditerranée pas toujours amicale. Il a été par conséquent, dit-on, et c’est la moindre des choses, absous de tous ses péchés! Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient. Avant, dans les années 40, le pêcheur était roi de son territoire, de sa mer, de son soleil. Libre comme le vent, heureux comme un poisson dans l’eau. Aujourd’hui, l’eau, elle aussi, n’est plus ce qu’elle était. Les usines y déversent leur poison au quotidien, brûlant les fonds marins, assassinant faune et flore, polluant tout sur leur passage, emportant le meilleur et laissant le pire. Les saisons ont changé. La terre en perd la tête. Mais dans tout ce chaos, il reste bien heureusement quelques hommes, une race en voie de disparition, qui aiment leur terre – ici une mer – leur village, leur port et leur pays au-delà de toutes les rancunes et toutes les déceptions. Toufic Assal fait partie de ceux-là. Lorsqu’il parle de Batroun, son petit village, le plus beau à ses yeux, son port auquel il reste attaché, comme un bateau qui y a jeté l’ancre pour la vie, ses yeux se remettent à danser. Tous les jours depuis cette année de 1937 où le jeune enfant rebelle a choisi de remplacer les bancs d’école par cet horizon sans fin, tout comme son père puis ses 6 frères, il se prépare à monter dans sa barque pour y jeter les filets… «Mon père n’a jamais compris l’importance de l’enseignement», souligne-t-il avec regret. Une journée ordinaire Tous les jours, comme aujourd’hui, l’heure variant selon la saison, le coucher du soleil et la lune, Toufic Assal se prépare. «Espérons que ce soit une bonne fortune, que la pêche sera bonne», dit-il en souriant. Dans un cahier où vents, marées et lune sont soigneusement répertoriés tout au long des mois, notre Popeye local, qui garde la forme à soixante ans passés, a déjà prévu le lieu où il jettera ses filets, la largeur de la maille et la méthode, un secret qui n’appartient qu’à lui. Il est 16 heures trente. Accompagnés de son fils cadet Adel, champion de surf et de surcroît beau comme un Adonis, nous embarquons à bord du Abou Nassif. «Je lui ai donné ce nom en hommage à mon père que tous les pêcheurs appelaient ainsi!» Les filets magiques, 360 mètres au total, soigneusement dénoués, sont en attente dans leur panier. La mer est légèrement agitée, les vents favorables, semble-t-il, à une bonne pêche. «Nous allons jeter l’ancre ici, déclare Toufic, car c’est un passage obligé que prennent les poissons.» Le moteur éteint, il ne reste plus qu’un profond silence, ponctué par le clapotis des vagues. Le fils sort les rames, imposant à la barque de petits tours à droite puis à gauche. Pendant que le père jette ses filets lentement, tout en douceur, de droite à gauche et en zigzag. «L’État ne se préoccupe pas du sort des pêcheurs, raconte Toufic, passionné puis révolté. Les conditions de travail deviennent de plus en plus pénibles. Obtenir un permis est difficile, travailler dans des conditions normales impossible. Si la loi libanaise, qui est très valable pour les pêcheurs, était appliquée, je serais l’homme le plus heureux au monde. Mais les choses ne se font pas ainsi. La mer est de plus en plus polluée, les poissons de plus en plus rares, certains pêcheurs utilisent des filets et des hameçons interdits. Mais personne ne nous écoute.» Au bout de ces 360 mètres d’espoirs, à présent entièrement noyés dans l’eau, une bouteille en plastique jaune flottant à la surface servira de repère lorsque nous reviendrons à l’aube, le lendemain, récupérer le butin. L’aube d’un nouveau jour Rendez-vous est donc pris à 4 heures du matin. «J’ouvrirai ma porte à 4 heures dix; si vous n’êtes pas là, je partirai sans vous!» Prévenus, nous sommes là, à l’heure, le cheveu fou, le regard hagard, après une nuit sans sommeil. Au port, un couple de pélicans dort dans les bras d’Abou Nassif. Toufic, en tenue de soirée, pantalon imperméabilisé, chemise, bretelles et bottes en caoutchouc, a le profil du vrai pêcheur. Les deux phares du port éteints, la nuit noire n’a plus aucun secret pour ses yeux qui la déchirent.… La lune à trois quarts pleine veille sur notre barque. Il fait froid. L’odeur de la pollution est encore plus forte à cette heure-ci. Notre marin ne s’en remet toujours pas… «C’est un métier que j’adore, je me sens libre, fier. Mais je ne voudrais pas que mes fils soient des pêcheurs, c’est devenu trop dur, trop ingrat.» La bouteille jaune est rapidement repérée par ses yeux de chat. Il est plus de cinq heures du matin, l’homme, qui n’a d’yeux que pour sa mer, retire délicatement les filets de l’eau. 5 minutes de silence, et toujours aucun poisson en vue. «Nous entrons dans la mauvaise période, la lune décroît, la pêche devient tous les jours de moins en moins bonne.» La nuit noire s’éclaircit, notre nuit blanche commence à épouser les couleurs du jour qui se lève. Le moment est magique. Toufic, debout, semble danser avec ses filets qu’il jette sur le pont, tantôt devant, s’ils ont pris des poissons, tantôt derrière, s’ils sont inutiles. L’opération va durer une bonne heure. L’homme est toujours debout, l’énergie intacte, alors que l’amertume tente de reprendre le dessus. «6 kilos à peine», dira-t-il, après avoir achevé d’extraire l’appât des filets. Valeur du butin: 24000 LL, dont il faudra déduire le prix de l’essence et de l’entretien de la barque. C’est peu cher payé pour l’effort, et surtout l’amour que porte ce pêcheur à sa mer et son environnement. Mais Abou Youssef retrouve vite le sourire. Sa fierté l’a toujours protégé des maladresses de la vie. Et puis il se dit, comme il le fait depuis le premier jour où il s’est découvert le pied marin, que demain est un autre jour. Sans doute le même, mais certainement un nouveau jour. Carla HENOUD
La grande bleue a tracé ses sillons sur son visage, le sel a déposé une légère amertume sur son sourire, le soleil des marques indélébiles, devenues des brûlures au cœur. Depuis que la mer ne danse plus dans les yeux de ses pêcheurs, leur métier s’est transformé en sacerdoce. Toufic Assal, surnommé dans la pure tradition orientale Abou Youssef, a commencé à pêcher à l’âge de...