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Actualités - CHRONOLOGIE

zoom Un axe Aoun-FL, seule possibilité d’assurer un équilibre national Nabil Khalifé : Toute vision d’une arabité moderniste et progressiste ne peut se passer du modèle libanais (Photo)

Nabil Khalifé est un véritable chercheur, à l’ancienne. Le genre qui achète tous les jours Le Monde depuis trente ans. Son bureau à Jbeil en témoigne : les documents et les revues débordent de partout, dans le désordre essentiel et nécessaire de la créativité. Mais l’espace et l’intellect se complètent sans s’imprégner : les facultés analytiques – et l’analyse réussie suppose toujours une rigueur académique – de Nabil Khalifé sont désormais connues du grand public. Même si l’homme est de nature plutôt discrète, apanage de ceux qui se sont complètement investis, sans rien demander en échange, dans le domaine de la recherche et de l’analyse. Pourtant, son parcours académique, à cheval entre la sociologie, le droit, la géographie, la littérature arabe, l’histoire et la géopolitique, est étalé sur près d’un demi-siècle, avec, en filigrane, une approche culturaliste de la littérature et des civilisations. Nabil Khalifé a également poursuivi une carrière d’enseignant, se consacrant également à l’écriture, avec une trentaine d’ouvrages académiques à la clef, dont une Introduction à la spécificité libanaise qui l’inscrit dans la continuité de l’école de pensée libaniste, notamment de Michel Chiha, son mentor, dont il a traduit en arabe le fameux Palestine, et de Kamal el-Hajj. « Je ne suis pas seulement libanais. Je suis aussi libaniste. Michel Chiha, parmi tous les penseurs libanais que je respecte, est celui qui a le mieux connu toutes les réminiscences de la question libanaise, même les plus petits aspects, dans le sens d’un véritable politologue, sociologue, historien et géographe en même temps », dit-il. C’est justement dans cette perspective libaniste que M. Khalifé replace la dynamique du 14 mars, en commençant par contester son appellation « d’intifada » de l’indépendance. « C’est là un terme palestinien contre lequel je proteste. Il faudrait plutôt parler de Commune. C’est là le terme historique libanais qui désigne la réunion des communautés libanaises pour se débarrasser de l’étranger, comme, à l’époque ottomane, la Commune d’Antélias. L’intifada, c’est une révolte mêlée de peur, qui n’entre pas dans le contexte libanais », dit-il, en reconnaissant là l’apport d’un Samir Kassir à la dynamique de mars. Nabil Khalifé note précisément que la Commune de mars a été « une rencontre imposée entre les nouveaux partisans de l’arabisme et le courant libaniste ». « Les arabistes ont beaucoup cherché à faire vaincre l’arabisme. Ils ont compris qu’ils ne pouvaient vaincre sans la société du savoir, parce que c’est elle qui fait la puissance d’un État, non pas des slogans. Au bout d’un long cheminement intellectuel, ils ont trouvé que le Liban reste, malgré tout, le bastion de la liberté et de la culture dans le monde arabe. C’est pourquoi toute vision d’une arabité moderniste et progressiste dans le vrai sens du terme ne peut se passer du Liban. La victoire de la souveraineté du Liban, c’est aussi la victoire de la souveraineté de tous les peuples arabes », explique-t-il. « Ce n’est donc pas par hasard, mais par une fatalité historique, que les courants arabistes ont découvert que, malgré tout, ce petit pays était le seul bastion de la démocratie, de la liberté et de la victoire possible de l’arabisme, laquelle est impossible sans liberté et sans démocratie », ajoute-t-il. Et c’est à ce niveau que s’est faite la jonction entre les deux courants. Rafic Hariri, un libaniste Pour Nabil Khalifé, la signification du martyre de Rafic Hariri « n’a pas été bien comprise par ses successeurs ». « Rafic Hariri est passé du sunnisme arabiste au libanisme, et il a fait basculer cette communauté dans le libanisme », dit-il, soulignant avoir clairement perçu, lors de sa première rencontre avec le Premier ministre, sa dimension libaniste. « Il avait une vraie conception du Liban, une vision du rôle du Liban dans le monde, axée sur la connaissance, le savoir. Pour lui, il fallait travailler sur le plan économique pour pouvoir réaliser le maximum sur le plan politique, lorsque les circonstances seraient enfin réalisées », dit-il. Pour Nabil Khalifé, l’assassinat de Hariri peut être analysé sous trois plans : le sunnisme, l’internationalisme et le libanisme. « Lorsque Hariri est devenu trop international, il a été jugé trop dangereux (par ceux qui l’ont éliminé). Lorsqu’il est devenu le grand leader du sunnisme au Liban et sur le plan régional, il est devenu encore plus dangereux. Et dès qu’il a laissé manifester, en plus, son libanisme, il est devenu l’homme à abattre. La conjonction des trois lui a été fatale », souligne-t-il. « Dans sa conception, le vrai arabisme, celui de Samir Kassir, passe par le libanisme : le Liban constitue la porte d’entrée vers l’arabité, mais une arabité synonyme de civilisation. Ainsi, plus le Liban évolue, plus ses jeunes sont instruits et acquièrent une pensée libre, critique et progressiste, et plus il sera utile pour l’arabité préconisée, celle de la pensée libre et de la connaissance », poursuit M. Khalifé. « Dans ce sens, il existe une complémentarité entre le projet libaniste et le projet arabiste. Tout le monde doit comprendre que Hariri était très conscient de la nécessité pour l’islam libanais de respecter l’opinion de la composante chrétienne. C’est pourquoi il a été le seul à plaider, de Bkerké, en faveur de la loi électorale basée sur le caza, d’autant que cette formule allait à l’encontre de ses convictions et de ses intérêts », ajoute-t-il. Cependant, souligne Nabil Khalifé, « les leaders chrétiens n’ont pas saisi la portée libaniste de l’arabité de Hariri, et les successeurs politiques de l’ancien Premier ministre n’ont pas saisi la portée arabe dans la libanité des chrétiens ». « Lors des élections, le comportement aurait dû être différent. Le camp Hariri aurait dû laisser les chrétiens choisir leurs candidats, sans imposer quiconque. Au contraire, ils ont utilisé la démographie, dans le style syrien, pour fausser la donne. » Le sociologue explique, dans ce cadre, que derrière l’utilisation de « l’insihar », la fusion nationale, il existait une volonté syrienne, dans le plus pur esprit soviétique, visant à « paralyser, neutraliser et marginaliser les chrétiens ». Et, selon lui, certains n’ont pas compris la nécessité de rendre aux chrétiens leurs vrais représentants. « Mais les chrétiens doivent également comprendre que Hariri a réussi un grand exploit en faisant passer la communauté sunnite de l’arabisme au libanais. Ils doivent saisir la portée de ce chambardement énorme dans la vie politique libanaise », dit-il. Les fondements du 14 mars Pour Nabil Khalifé, cinq facteurs ont abouti au 14 mars : la répression des jeunes durant 15 ans, l’oppression syrienne à tous les niveaux, la couverture mondiale désormais assurée au peuple libanais par le biais de la 1559, l’assassinat de Hariri, mais aussi et surtout la manifestation du Hezbollah, le 8 mars, à Beyrouth. « Tout opposait le 8 mars au 14 mars. Les représentants de la communauté chiite ont fait une invasion de Beyrouth, ville sunnite par excellence en deuil de son grand leader, pour venir défier les sunnites dans leur fief. Ils ont également défié, dans l’intérêt de la Syrie, le sentiment chrétien. Et cela est venu s’ajouter au premier défi syrien lancé aux druzes par la tentative d’attentat contre Marwan Hamadé. Les trois communautés se sont réunies contre le meeting du 8 mars, et le discours de Nasrallah a été considéré comme un défi. D’où la réaction générale qui s’est produite : le Hezbollah voulait montrer qu’il est capable de faire taire toutes les autres communautés. Et le 14 mars est venu le replacer dans le contexte de la minorité libanaise. Dès que le Hezbollah a vu ce rassemblement, il a changé de politique, notamment par rapport à sa perception de Hariri. Il a très bien tiré les leçons du 14 mars, peut-être mieux que ceux qui ont fait le 14 mars », relève-t-il. Nabil Khalifé ajoute enfin que le 14 mars a aussi été un instrument de légitimation populaire de la 1559. Après le 14 mars, chacune des communautés a été dans un sens différent, relève Nabil Khalifé, à commencer par le PSP et le Courant du futur, qui ont tenté, selon lui, de faire un compromis aux dépens des chrétiens. « Walid Joumblatt se pose en tant que leader arabiste pour dépasser sa communauté. Pour ce faire, il doit avoir des chrétiens dans sa coalition. De plus, la perception de Kamal Joumblatt, selon laquelle les chrétiens sont des dhimmis, qu’ils étaient “les serfs” des druzes, prévaut encore quelque part », dit-il. Face à ce compromis (au détriment des chrétiens), « il fallait qu’il y ait un pacte chrétien entre les FL et Aoun, seule possibilité d’assurer un équilibre. Or les autres composantes ont tout fait pour empêcher cela, d’autant qu’ils ont su que Dick Cheney avait appuyé la candidature de Aoun à la présidence de la République. D’où leur ouverture sur les FL pour contrecarrer Aoun, dans l’optique de susciter des divisions chrétiennes qui n’avaient pas lieu d’être, et ce avant même que Aoun ne retourne au Liban ». « Il fallait que les chrétiens recouvrent leur rôle après des années de marginalisation, avant de pouvoir sceller des alliances durables et solides avec les autres composantes communautaires libanaises, soutient-il. J’ai tenté de faire un plan d’action avant le retour de Aoun, estimant que la réponse des chrétiens devait être historique après le retrait syrien. Qu’il fallait initier une dynamique inverse et établir un projet consensuel entre les différentes parties, loin de la logique de l’élimination des spécificités de chaque partie », ajoute-t-il. « Je suis pour une vaste coalition chrétienne – un projet commun regroupant Aoun, Geagea, Kornet Chehwane, le patriarche, et même Frangié – parce que sans elle nous n’avons pas le poids pour nous imposer dans la balance politique libanaise. Ce n’est qu’après que nous pourrons formuler une autre alliance avec les musulmans. L’objectif n’est pas de contrecarrer les musulmans, mais de faire l’équilibre dans le cadre de l’équation nationale », souligne Nabil Khalifé. La dualité maronito-maronite Selon Nabil Khalifé, les deux dynamiques aouniste et FL ne doivent pas s’opposer, mais se compléter. Il évoque, pour justifier l’importance de l’existence de cet axe, plusieurs conditions qui fragilisent la communauté chrétienne et qui impliquent la nécessité d’une alliance. « Les maronites, historiquement, ont importé la culture européenne au XVIIIe siècle, devenant une force libérale. Ils ont brisé la structure féodale qui prévalait à l’époque, sans qu’une structure libérale de remplacement n’ait été édifiée. C’est pourquoi les personnalités chrétiennes sont libérales, mais sans avoir réussi, par ailleurs, à former la moindre structure libérale. Au contraire, Joumblatt, par exemple, possède toujours cette structure féodale, qui lui permet de verrouiller sa communauté », dit-il. « Par ailleurs, dans la conception théologique chrétienne, la dignité humaine, selon le pape Benoît XVI, est le pivot de la morale chrétienne. C’est pourquoi la personne chrétienne est plutôt individualiste. De plus, il n’y a pas eu, jusqu’à présent, une idéologie qui puisse concrétiser toutes les aspirations de la communauté. Enfin, dans chaque minorité, il y a toujours trois courants : les maximalistes comme Béchir Gemayel ou Michel Aoun, qui insistent sur l’identité et la liberté de la communauté, les minimalistes fusionnistes, qui veulent fusionner avec l’alentour, les voisins, comme le PSNS, et, entre les deux, un courant médian, celui des personnalités comme Béchara el-Khoury par exemple. Généralement, les minorités sont avec le courant maximaliste. Les minimalistes parlent en termes d’intérêts, et le courant médian tente d’opérer la synthèse », souligne-t-il. Le « croissant » chiite Pour Nabil Khalifé, il ne faut pas se fier aux apparences. Les questions importantes sont délibérément abordées hors de leur contexte, à l’heure actuelle. Le tout étant une vaste opération de bluff visant à camoufler ce qui se passe réellement dans la région. « Il existe un croissant chiite, de l’Iran au Liban, divisant aujourd’hui le monde arabo-musulman. À qui profite-t-il ? Aux musulmans, aux Arabes, à l’Occident, à Israël ? La réponse est claire. Pour cela, derrière les slogans creux et les simulacres de discours, il y a des événements importants qui se produisent et qui concernent l’avenir du Moyen-Orient. L’Iran parle du Moyen-Orient islamique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas le Grand Moyen-Orient américain qui se dessine, mais autre chose. Le grand projet d’avenir est celui du croissant chiite, et tout ce qui se passe dans la région, et même au Liban, est lié à cela. Et celui qui en profite, c’est Israël », lance-t-il. Et de conclure : « Nous sommes sur la faille sismique. Michel Chiha disait que nous étions sur la faille sismique arabo-israélienne, et voilà que nous sommes désormais sur la faille sismique sunnito-chiite. Et il faut que les leaders chrétiens comprennent la nécessité d’abriter leur communauté des catastrophes qui risquent de se produire dans la région . » M. H. G.
Nabil Khalifé est un véritable chercheur, à l’ancienne. Le genre qui achète tous les jours Le Monde depuis trente ans. Son bureau à Jbeil en témoigne : les documents et les revues débordent de partout, dans le désordre essentiel et nécessaire de la créativité. Mais l’espace et l’intellect se complètent sans s’imprégner : les facultés analytiques – et l’analyse réussie...