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Actualités - REPORTAGE

Dossier Droits De L’homme Le dur labeur des enfants du tabac (Photos)

Ils se lèvent aux aurores pour aider leurs parents dans la culture du tabac. Depuis leur plus tendre enfance, ils sèment, plantent, cueillent, piquent, enfilent les feuilles vertes avec une étonnante dextérité. Tels des professionnels. Et pourtant, ce ne sont que des enfants. Des enfants qui travaillent toute l’année à un rythme effréné. Qui partagent leur temps, durant l’année scolaire, entre l’école et le tabac. Autant que possible, si leurs parents ne les privent pas carrément d’école de manière définitive ou en période de semis à la fin de l’hiver, ou de cueillette dès le début du mois de juin. Le terme de vacances d’été n’a pour eux aucun sens. Sauf qu’il est synonyme de tabac, de cueillette, de piquage, d’enfilage, de séchage, de défroissage, d’ennui. Encore. Sans répit. Sans repos. Sans loisir aucun. Sans la moindre rémunération. Selon les chiffres officiels de 2002, près de 25 000 petits Libanais travaillent ainsi avec leurs familles dans les plantations de tabac situées au Nord, à la Békaa et au Sud. Mais ce chiffre serait bien en deçà de la réalité et, d’après les estimations des Nations unies, la seule région du Sud emploierait environ 23 000 enfants. Issus de familles défavorisées, ces enfants, âgés principalement de 9 à 19 ans, n’ont d’autre choix que de contribuer aux fastidieux travaux du tabac que leur imposent leurs familles. Les plus jeunes ne sont pas épargnés et commencent progressivement leur apprentissage dès l’âge de 5 ans, aidant aux travaux de défroissage des feuilles, à la fin de l’été, mais aussi au semis, à la fin de l’hiver. De véritables travaux forcés, comme certains d’entre eux les qualifient. En se plaignant de la fatigue, des maux de dos, des allergies, de la saleté, de l’ennui. Mais aussi des problèmes respiratoires causés par la poussière du tabac. Seule culture encore subventionnée par l’État, le tabac constitue la seule source sûre de revenus et donc la principale occupation professionnelle d’un grand nombre de familles. Une étude conduite en 2002 par le Bureau international du travail (BIT) sur les « pires formes de travail de l’enfant », dans le cadre du Programme international pour l’élimination du travail des enfants, indique qu’à l’époque, 24 000 familles cultivaient au total 91 000 dounoums de terres (1 dounoum équivaut environ à 1000m2). La Régie des tabacs, intermédiaire entre l’État et l’agriculteur, garantit à ces paysans, majoritairement des paysans du Sud, l’achat de leur récolte selon des quotas. Quant aux prix d’achat, ils varient selon la qualité du tabac. En théorie, chaque famille bénéficie ainsi d’une licence pour planter 4 dounoums et revendre à la régie la production de ces 4 dounoums, selon un quota de 100 kg par dounoum, à un prix variant entre 10 000 LL et 15 000 LL le kilo. Quant à la production excédentaire, elle est rachetée à un prix bien plus bas, entre 3 000 et 5 000 LL le kilo. Mais en réalité, les choses se passent de manière moins rigoureuse. Les permis sont souvent distribués arbitrairement, selon les règles bien connues du clientélisme et des pots-de-vin. Les plus influents, généralement propriétaires de grandes exploitations, obtiennent souvent plusieurs licences et sont ainsi les plus avantagés. Ils parviennent de plus à vendre leur récolte à un prix élevé. Les plus pauvres, qui n’ont aucun moyen de pression, font les frais de cette injustice. Ils n’obtiennent généralement qu’une licence de 4 dounoums et les prix qu’ils se voient proposer sont parfois ridiculement bas. Quant aux prétextes invoqués par la régie, ils sont variables. On leur dit par exemple que la qualité de leur tabac est moyenne, que la taille des feuilles est trop grande ou alors trop petite. Au fil des années, ils se retrouvent encore plus pauvres. Vivant toute l’année à crédit, dans l’attente d’être payés pour leur récolte, ils accumulent les dettes et vivent dans la misère la plus totale. Faire travailler leurs enfants est donc pour eux la seule possibilité, car ils ne peuvent pas assumer les frais supplémentaires d’une main-d’œuvre. Sans la participation de leurs enfants, ils ne pourraient produire chaque année les 100 kg de tabac auxquels ils ont droit par dounoum de terrain, le travail du tabac étant long et fastidieux. Si le travail des enfants dans les plantations de tabac est reconnu par le Bureau international du travail comme étant l’une des pires formes de travail des enfants, aucune mesure n’a jamais été prise au Liban pour régler le problème de manière définitive. Et pour cause, les politiciens du Sud ont tout intérêt à occulter le problème, utilisant la carte de la subvention du tabac comme moyen de pression sur les familles. Certes, l’étude réalisée en 2002 par le BIT a permis de faire la lumière sur le sujet. De plus, un documentaire a été réalisé par une étudiante de l’Université libanaise, Mona Hassouna, décrivant le difficile quotidien des enfants du Sud, dans l’indifférence générale. Mais pour ces enfants, les choses en sont encore au même point. Malgré une prise de conscience de leurs parents de l’importance de l’éducation, leur quotidien reste et restera probablement pendant longtemps lié à la culture du tabac, avec tout ce que cette culture implique comme fatigue, contraintes, maladies respiratoires, eczémas et lacunes au niveau de la scolarisation et du développement. Dans l’irrespect de leurs droits les plus élémentaires. Taux élevé d’absentéisme scolaire, manque d’hygiène et des allergies à la pelle Entre cueillette et enfilage, les « travaux forcés » des jeunes du Sud Depuis le mois de juin, la cueillette du tabac a commencé dans les villages du Sud. Elle se poursuivra jusqu’à la fin de l’été. Levées avant l’aube, des familles entières d’agriculteurs se rendent aux champs pour la cueillette des feuilles avant de s’installer aux terrasses de leurs maisons pour enfiler et piquer les feuilles de tabac. Elles ne s’arrêtent que lorsque l’ensemble de la cueillette de la journée est enfilée et accrochée au soleil. Pour se restaurer, prendre un peu de repos et vaquer aux occupations ménagères, avant de recommencer le lendemain. Certaines familles ne s’arrêtent que le soir, retournant en fin d’après-midi à la cueillette, dans la fraîcheur. Les enfants, filles et garçons, sont des acteurs essentiels de ce scénario, dès l’âge de neuf ans, parfois même bien avant. Comme leurs aînés, ils se lèvent à l’aube et se rendent aux champs dès 4 heures du matin et jusqu’à 7 heures environ. Après un bref petit déjeuner, les voilà de nouveau à la tâche, enfilant les feuilles vertes au moyen d’énormes aiguilles avec une étonnante dextérité, en compagnie de leurs mères et de leurs sœurs, alors que leurs pères et frères aînés se rendent au travail, pour assurer à la famille un revenu parallèle. À la fin de l’été, après maturation des feuilles, desséchées et humidifiées, ils devront les défroisser, une à une, avant de les mettre sous presse et les empaqueter, pour qu’elles soient finalement prêtes à la vente. Ils travailleront ainsi durant toutes leurs vacances scolaires, une dizaine d’heures par jour, parfois plus pour certains. Ces enfants ont-ils le choix de refuser, de dire non, d’aller s’amuser quand bon leur semble, d’avoir des loisirs ? Certainement pas, car sans leur aide, la famille ne pourrait produire la quantité requise de tabac. Ils peuvent néanmoins se reposer, de temps à autre, pour quelques minutes, histoire de se dégourdir les jambes ou d’aller faire leurs besoins. Ils ne peuvent toutefois s’empêcher de dire tout haut, dans leur grande majorité, qu’ils ont en horreur les travaux du tabac. Et de rêver d’un métier moins fatigant, moins salissant, moins ennuyant. Mais comment rêver d’un avenir plus clément lorsqu’on rate souvent l’école en hiver ou que l’on a carrément quitté les bancs de l’école, après avoir échoué au brevet, ou après avoir redoublé sa classe plus d’une fois ? Au risque de se blesser Dans tous les villages du Sud, le tableau est le même. Assis en tailleur par terre, à la terrasse de leur maison, les agriculteurs du Sud enfilent inlassablement les feuilles de tabac placées à même le sol, au moyen de longues aiguilles, au milieu du cercle qu’ils forment. Les pieds nus, les mains noires de sable, le visage brûlé par le soleil, petits et grands, hommes et femmes, participent en famille à la tâche. Les tout-petits semblent livrés à eux-mêmes. Sales, décoiffés, habillés de fripes ou en pyjama, les pieds souvent nus, ils jouent entre les maisons délabrées, au milieu des objets rouillés et des détritus, et viennent souvent grogner auprès de leurs mères, bien trop prises par le tabac pour s’en occuper. Pour avoir la paix, elles leur refilent alors un bout de pain sec ou un biberon de lait. Las de jouer, certains s’installent parmi le petit groupe qui s’affaire autour du tabac et, imitant leurs aînés, s’emparent d’une aiguille et enfilent les feuilles de tabac, au risque de s’éborgner ou de se blesser. « Ils ont l’habitude, cela les amuse », dit une mère dont la fillette, âgée de trois ans, vient tout juste de s’emparer d’une aiguille plus grande qu’elle, piquant les feuilles de travers, dans l’indifférence générale. La fillette est petite et maigrichonne. Elle a faim. Mais elle devra attendre pour manger que sa mère termine d’enfiler l’énorme tas de tabac placé devant elle. « Je n’ai le temps ni de m’occuper de mes enfants, ni de cuisiner, ni de nettoyer ma maison », ajoute-t-elle, tout en accompagnant ses propos d’un geste d’impuissance. En journée, il est rare de trouver des hommes et des jeunes gens de plus de 15 ans parmi les groupes de femmes et d’enfants. Après avoir expédié, dès l’aube, les lourdes tâches liées au tabac, ces derniers vaquent à leurs occupations professionnelles durant la journée, car les revenus du tabac ne suffisent pas pour nourrir les familles, généralement très nombreuses dans la région. Les femmes, les jeunes filles et les petits garçons sont donc de corvée, tous les jours de la semaine et à longueur de journée. Difficile pour ces enfants de trouver les mots pour raconter leur quotidien. Le nez dans leur travail, ils piquent et repiquent sans arrêt. Mohammed a 14 ans. En compagnie de ses deux jeunes frères de 12 et 11 ans, il assiste sa mère aux travaux du tabac, silencieusement, pendant que son père est au travail. Difficile aussi pour cette mère, qui n’a pas de filles, de forcer ses garçons à enfiler les feuilles de tabac. Elle avoue qu’elle n’a d’autre choix que de les gronder ou de les battre parfois pour qu’ils se mettent au travail. « Ils doivent m’aider. Je leur impose cette discipline car je n’ai pas d’autre solution », dit-elle devant Mohammed qui se contente de sourire, d’un air résigné. Et d’ajouter que les garçons se plient plus volontiers à la corvée lorsque leur père y participe, après son travail. D’ailleurs, à lui seul, Mohammed enfile chaque jour près de 8 cordons de tabac. Quant à son frère aîné, âgé de 17 ans, il est exempté de ces travaux. « Mon fils aîné a fait une grave allergie au tabac au niveau des voies respoiratoires. Il ne nous aide qu’occasionnellement », dit-elle. Le niveau scolaire des enfants ne semble pas être la priorité des parents de Mohammed. « Le tabac est prioritaire. Si nous ne cultivons pas le tabac, nous ne mangeons pas. Quant au retard scolaire accumulé en cours d’année lorsque les enfants ratent de nombreux jours d’école, ils le rattraperont tout seuls, comme font tous les autres enfants du Sud », conclut sa mère. Saleté, fatigue, crampes, maux de dos, allergies La résignation, c’est bien l’expression qui transparaît sur le visage des enfants du Sud, alors qu’ils se plient à la tâche. « Je hais le travail du tabac, cela m’ennuie », dit Amal du bout des lèvres, sans arrêter d’enfiler les feuilles de tabac. Amal vit à Siddiquine, à proximité de Qana, et n’a que 11 ans. Comme sa mère et ses sœurs aînées, elle passera ses vacances d’été, assise par terre dans la saleté, à enfiler les feuilles de tabac pour les faire sécher, tout en rêvant de devenir un jour coiffeuse. Elle aurait préféré vaquer aux occupations ménagères ou jouer tout simplement avec ses amies. Elle aurait aussi préféré ne pas rater l’école en période de semis. Mais elle n’a pas d’autre choix. Le tabac est une sécurité pour la famille, majoritairement composée de femmes, surtout depuis les problèmes cardiaques de son père qui cumule les emplois de chauffeur de taxi et de carreleur. « Si on ne travaille pas en famille, on ne s’en sort pas », indique le père. « Grâce à ma plaque rouge, ma famille bénéficie désormais de la Sécurité sociale, chose que la régie n’a pas été capable de nous assurer, malgré les promesses, ajoute-t-il. Mais le travail ne se bouscule pas et j’ai assez de temps libre pour effectuer les gros travaux du tabac que les femmes ne peuvent accomplir ». Les sœurs aînées d’Amal se plaignent elles aussi du tabac. De la saleté, de la fatigue, des crampes, des maux de dos et d’épaules qu’elles ressentent sans arrêt. Zohra est pleine d’énergie, malgré les allergies et les boutons qui lui rongent les mains et qu’elle soigne avec une pommade. « Elle est aussi très brave en classe », raconte fièrement son père. En effet, à 16 ans, la jeune fille passe en classe de première et occupe dans la lecture le peu de temps libre dont elle dispose. Mais sa sœur aînée, Hafiza, 19 ans, moins douée, a abandonné ses études. « J’ai échoué au brevet, déplore-t-elle. Je n’ai plus eu le courage de continuer, car j’avais tellement bûché. Cela m’a déprimée. » Hafiza rêve pourtant d’une carrière technique dans l’informatique. Elle rêve surtout d’aller à Tyr poursuivre ses études. Mais elle sait pertinemment bien qu’elle est prisonnière du tabac. En attendant des jours meilleurs, elle donne quelques cours d’anglais aux enfants du village, durant son temps libre. Privée d’école pour le tabac Malgré leur vie de labeur, Amal, Zohra et Hafiza ont eu plus de chance que d’autres enfants de la région, car leurs parents les encouragent, tant bien que mal, à poursuivre leurs études scolaires. Même si le tabac est prioritaire et qu’il leur arrive de rater l’école pour aider leurs parents. Même si l’aînée, Hafiza, comme tant d’autres jeunes du Sud, a abandonné ses études, car elle n’était pas assez solide pour mener de pair ses études et les exigences du tabac. Oula, 13 ans, a eu nettement moins de chance qu’Amal et ses sœurs. Elle fréquentait l’école publique de Aïtaroun, mais sa mère l’a privée d’école durant les trois derniers mois, débordée par le tabac, la maison et les trois petits derniers. Oula doit non seulement enfiler le tabac avec sa mère, à longueur de journée, mais aller à la cueillette l’après-midi avec ses parents, faire le ménage, la cuisine et aussi s’occuper de son jeune frère immobilisé dans le plâtre après avoir été renversé par une voiture. Ce jour-là, sa mère, trop prise par le tabac, ne le surveillait pas. La fillette n’aime pourtant pas le tabac et rêve d’être infirmière. Pour réaliser son rêve, elle révise ses leçons, durant ses rares moments de répit, tout en espérant qu’à la rentrée prochaine, ses parents accepteront de l’inscrire de nouveau à l’école. Oula a pourtant deux frères de 14 et 10 ans qui n’ont pas été privés d’école aussi longtemps, juste quelques jours en période de semis ou de cueillette, pour donner un coup de main à la famille. « Je ne peux pas garder les garçons constamment à la maison, ils ont besoin de sortir », explique Mme Mansour, indiquant que le tabac est principalement une affaire de femmes. Mais les trois aînés, filles et garçons, sont une main-d’œuvre précieuse pour leurs parents, même s’ils rechignent en faisant ce travail tant haï, même si le père est employé à la municipalité pour un salaire mensuel de 300 000 LL. Car le couple n’a pas les moyens d’embaucher de la main-d’œuvre, n’étant pas propriétaire des 4 dounoums de terrain qu’il cultive, ni même de la masure qu’il habite avec ses 6 enfants. « Le loyer de chaque dounoum de terrain est de 200 000 LL par an et le loyer de la maison est de 100 000 LL par mois , précise Mme Mansour. Sans oublier les frais de production qui ne sont pas négligeables ». « Quant à nos revenus, ils sont très maigres, poursuit-elle. Notre tabac a été acheté par la régie au tarif modique de 10 000 LL le kilo, sous prétexte qu’il était de mauvaise qualité, nous rapportant net 600 000 LL pour l’année ». Pas même de quoi subvenir aux besoins de la famille qui s’endette toute l’année pour manger, en attendant d’être payée. Mais le tabac est la seule alternative de la famille Mansour, comme bon nombre d’agriculteurs qui vivent dans les villages du sud du pays touchés par le chômage et la crise. Belles vacances en perspective pour les enfants du tabac qui, au lieu de profiter de leur enfance, devront s’adonner, durant les trois mois d’été, à ce qu’ils appellent les « travaux forcés ». Des élèves trop fatigués pour étudier La fatigue des enfants du tabac. C’est à l’école qu’elle est le plus ressentie. Par les directeurs, par les enseignants qui les voient s’assoupir en classe et constatent leur incapacité à suivre les cours correctement. Lorsque la pression est trop forte, les enfants s’absentent carrément. Un ou deux mois par an en moyenne. Parfois, plus du tiers des élèves s’absentent. De nombreuses écoles du Sud ferment alors leurs portes de façon prématurée, au début du mois de juin, pour permettre aux enfants de participer à la cueillette et à l’enfilage du tabac. En période de semis, vers le début du mois de mars, c’est la même histoire, car il faut s’adapter au mode de vie de la région. À l’école al-Jaafarya semi-privée de Aïtaroun, les enfants du tabac s’absentent entre quinze jours et un mois par an. « À leur retour, ils se débrouillent pour reprendre les cours comme ils peuvent, aidés de leurs amis ou de leurs enseignants », remarque le directeur de l’établissement, Ibrahim Taoubé. Durant la cueillette, en juin, également période des examens scolaires, ils essaient de ne pas rater l’école. « Mais je ne sais pas comment ils parviennent à étudier », observe M. Taoubé, ajoutant que les élèves sont fatigués car ils ne dorment pas assez et qu’ils travaillent le tabac malgré eux. D’ailleurs, nombre d’entre eux ne parviennent pas à poursuivre leurs études. À l’École des sœurs antonines de Rmeich, l’on est intraitable sur la question de l’absentéisme. « Aucun enfant n’est autorisé à manquer l’école à cause du tabac », observe sœur Gérard, directrice de l’établissement. Mais on sait bien que les élèves donnent un coup de main à leurs parents après les cours ou tôt le matin. « Les enseignants observent d’ailleurs une grande fatigue chez certains élèves », note l’enseignant Pierre Habib. Et d’expliquer que le tabac est la priorité des familles, tout en déplorant qu’en période de travail intensif, les parents ne s’occupent pas de leurs enfants. « Ce sont les enseignants qui s’en occupent et surveillent leur travail scolaire. Mais cela ne suffit pas », ajoute-t-il. « Des enfants privés de tout », dénonce un médecin Aucune étude n’a jamais été menée au Liban sur la santé des enfants travaillant dans les plantations de tabac. Mais à partir de leurs constatations sur le terrain, les médecins mettent en exergue les répercussions négatives du travail du tabac sur la santé des enfants du Sud, mais aussi sur leur développement de manière générale, physique, intellectuelle et affective. « Je rencontre de nombreux cas d’allergies », raconte ainsi le docteur Mohammed Hussein Balhass, cardiologue pédiatre dans le village de Siddiqine. Il explique que ces allergies sont de nature cutanée, découlant d’une grande proximité entre l’enfant et les plantes, dont certaines peuvent être toxiques. Elles prennent la forme de boutons, mais aussi de brûlures, plus spécifiquement lorsque les plantes ont été pulvérisées d’insecticides. Ces allergies peuvent aussi se déclarer au niveau des voies respiratoires et provoquer des bronchites à répétition et de l’asthme. « Le plus grave, poursuit le médecin, c’est que les parents s’improvisent médecins. Ils soignent eux-mêmes leurs enfants ou demandent conseil aux pharmaciens. Mais ils ne consultent pas, faute de moyens », déplore-t-il, précisant que les agriculteurs de tabac ne bénéficient pas de la Sécurité sociale. Le docteur Balhass évoque aussi la fatigue et le stress des enfants du tabac. Ces symptômes sont dus au manque de sommeil, à une mauvaise alimentation et au manque de loisirs. « Ils doivent se lever aux aurores pour aller à la cueillette, raconte le médecin. Ils sont mal nourris, car leurs mères sont trop occupées par les travaux du tabac et ne se soucient pas de leur alimentation. D’ailleurs, ils ne prennent pas le temps de manger et avalent souvent leur repas à la va-vite, pour se remettre le plus vite possible à la tâche. De plus, ils n’ont jamais le temps de jouer. Et pourtant le jeu est un élément essentiel du développement de l’enfant. » Que dire aussi des instruments tranchants que ces enfants manipulent, des blessures qui s’infectent, des empoisonnements dus aux produits toxiques, des maux de tête à cause de la longue exposition au soleil, des maux de dos à cause des mauvaises postures ? Que dire encore des lacunes scolaires de ces enfants qui ratent l’école sans arrêt, mais aussi de l’absence totale d’encadrement de la part de leurs parents. « Les parents cultivant le tabac ne jouent pas leur rôle, accuse enfin le médecin. Leurs enfants manquent de tout, sans parler du manque affectif qu’ils ressentent, faute d’être efficacement pris en charge ». Et le docteur Balhass de conclure en demandant au ministère de la Santé de jouer son rôle et de se pencher sur les problèmes des enfants du tabac. Dossier RÉALISÉ PAR Anne-Marie EL-HAGE
Ils se lèvent aux aurores pour aider leurs parents dans la culture du tabac. Depuis leur plus tendre enfance, ils sèment, plantent, cueillent, piquent, enfilent les feuilles vertes avec une étonnante dextérité. Tels des professionnels. Et pourtant, ce ne sont que des enfants. Des enfants qui travaillent toute l’année à un rythme effréné. Qui partagent leur temps, durant l’année...