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Actualités - CHRONOLOGIE

Interview - Walid Joumblatt n’arrive pas à se débarrasser de son obsession du maronitisme politique, estime le constitutionnaliste Pour Jean Salem, le tiers de blocage est un garde-fou contre les excès d’une majorité en mal de légitimité

Après moult négociations et un va-et-vient vertigineux entre Koraytem et Baabda, le gouvernement est enfin sur pied. Cette naissance dans la douleur a été précédée d’une polémique politico-constitutionnelle qui a notamment tourné autour des concepts de tiers de blocage et de majorité/minorité parlementaire. Professeur de droit constitutionnel et de contentieux constitutionnel à l’Université Saint-Joseph et détenteur des Palmes académiques, Jean Salem nous explique les rouages de certains mécanismes prévus par la Constitution et leur portée dans une société multicommunautaire comme le Liban. Selon lui, les articles 53 et 65 de la Constitution sont des garde-fous par excellence contre les abus de la majorité, surtout lorsque celle-ci provient d’une loi électorale contestée. Question : Quelle est selon vous la signification réelle du tiers de blocage prévu par la Constitution et qui a été au centre de la polémique ces derniers temps ? Le tiers de blocage est une garantie accordée à la minorité, pour empêcher ce qui aurait dû être une tyrannie de la majorité, entendue dans l’acception purement numérique du terme, la loi brutale de l’arithmétique parlementaire. Je sais que, dans presque tous les pays de régime parlementaire, c’est cette loi qui prévaut. Et un changement de majorité entraîne non seulement un changement de gouvernement, mais d’orientation politique. Il faut savoir que ce mécanisme institutionnel existe encore à l’heure actuelle dans de nombreux pays, pour amortir le choc pouvant provenir de variations brutales de majorité. À titre d’exemple, il convient de citer ce rôle temporisateur, régulateur, qui, dans certains cas, est tenu par le Sénat. Dans d’autres cas, il relève de l’organe chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois, ou dans certains pays par le chef de l’État qui pourrait, en partie du moins, bénéficier de ce qu’on appelle en France le « domaine réservé » du chef de l’État. C’est un pouvoir de blocage qui lui est reconnu. Autrement dit, c’est ce qu’on appelle dans le jargon constitutionnel des garde-fous. En effet, ce pouvoir permet d’éviter les outrances, les excès auxquels peut se laisser aller une majorité triomphante. Au Liban, de tels mécanismes régulateurs sont encore plus nécessaires qu’ailleurs, étant donné la structure très délicate de la société libanaise dans sa composition confessionnelle, communautaire, et dans les polarisations culturelles, politiques et idéologiques. Parmi ces mécanismes, figurent le fameux tiers de blocage et le droit pour le président de la République, au titre de l’article 53 de la Constitution et révisé après Taëf, de ne pas signer le décret de nomination du gouvernement si la composition du cabinet, telle qu’elle lui est présentée, ne lui semble pas convenable. Ce pouvoir qu’il détient est discrétionnaire. Il n’est donc soumis à aucune condition. C’est en son âme et conscience, en s’entourant de conseillers personnels, qu’il prend de telles décisions importantes. Actuellement, nous assistons à des manœuvres qui visent à priver le président de la République, du moins de facto, de ce pouvoir de régulation, d’arbitrage, de cette fonction de garde-fou. Et, en attendant, certains espèrent la révision constitutionnelle qui supprimera ou modifiera l’article 53 de manière à ne plus permettre au chef de l’État de s’opposer à la composition d’un gouvernement quel qu’il soit, dès lors qu’il serait issu de la majorité constitutionnelle. Question : La suppression de l’article 53 est-elle une bonne chose, selon vous ? Non. Je pense que la modification de l’article 53 serait une catastrophe. Car il est assez vrai de constater les déséquilibres entre les communautés au Liban et une préparation à l’éviction pure et simple de la communauté chrétienne du pouvoir de décision et de la sphère publique de l’État. Je pense que c’est une garantie et une forme de sagesse politique, mais également un facteur de consensus national, que de laisser au chef de l’État cette fonction d’arbitrage. Évidemment, il ne nous appartient pas de préjuger de ce que pourrait être, dans tel ou tel cas, la position de tel ou tel chef d’État. Il reste que, sur le plan constitutionnel, c’est une précaution et une garantie. Je voudrais d’ailleurs me permettre d’insister sur un aspect, le fait que cette fonction de garant et de régulateur suprême s’impose. D’autant plus que la société libanaise est marquée par des clivages confessionnels et à travers ces clivages, des clivages politiques et idéologiques beaucoup plus accentués que ceux qu’on trouve en Occident. À défaut, ce serait à la faveur d’élections législatives d’apporter légitimement ou pas, de soutirer une majorité parlementaire occasionnelle ou conjoncturelle, pour dicter sa loi. Cette loi ne sera pas seulement dictée à une minorité, mais en fait à une des communautés, à une des composantes du tissu social libanais. Dans la conjoncture présente, le danger de voir cela se réaliser est d’autant plus grave que les élections ont été gagnées à la faveur d’une loi, qui, si elle avait été différente, n’aurait pas donné la majorité actuelle. Question : Ceux qui critiquent le tiers de blocage avancent l’argument de la nécessité de mettre en place un « gouvernement homogène ». Comment un système consensuel qui suppose l’équilibre entre les communautés peut-il tolérer un gouvernement homogène issu de la majorité ? Malheureusement, une des certitudes de la vie politique libanaise réside dans le fait que les Libanais ne peuvent vivre ensemble sans concessions mutuelles. Et l’existence de ce tiers de blocage est un facteur de cette formule à l’intérieur de cette harmonie consensuelle. Ce que je ne comprends pas, c’est la position des chancelleries occidentales qui ne voient pas le problème sous cet angle et qui cherchent à imposer la formule voulue par la majorité actuelle, en faisant éventuellement pression sur le président de la République. D’autre part, il y a un problème fondamental de représentativité. Malgré les mérites d’un Pierre Gemayel ou d’une Nayla Moawad, ces deux députés n’ont bénéficié aux élections que de l’appui d’une minorité d’électeurs chrétiens. Juridiquement, ils sont députés et tiennent un mandat valide. Cependant, sociologiquement parlant, ils ne sont pas représentatifs. Par contre, celui qui a été de loin le plus représentatif s’est paradoxalement vu exclure de l’association au pouvoir. Ici, évidemment, il faut faire intervenir le rôle personnel moins de Saad Hariri, encore qu’il y est pour quelque chose, que de Walid Joumblatt qui a de vieux comptes à régler et qui n’a pas réussi à se défaire de certaines de ses obsessions du passé autour de la fameuse idée répandue du maronitisme politique. C’est à tort qu’il voit cette idée incarnée par Michel Aoun. Question : Du temps du mandat de Rafic Hariri, nous avons assisté à une série continue de blocages et de contre-blocages qui ont paralysé l’action du gouvernement. Y a-t-il selon vous une issue de sortie à ce handicap constitutionnel ? Personnellement, je préfère encore à l’extrême rigueur un gouvernement condamné à vivoter au jour le jour à un gouvernement qui se lancerait dans des initiatives aventureuses, en cassant carrément l’unité spirituelle et morale du pays. Il est vrai qu’un gouvernement monochrome est plus efficace. Toutefois, l’efficacité ne doit pas être ici la considération déterminante. Celle-ci reste, en définitive, la sauvegarde de l’indispensable unité nationale. Or les initiatives auxquelles on a assisté à travers le processus de formation du gouvernement sabotent cette unité et risquent de la casser brutalement. Propos recueillis par Jeanine JALKH
Après moult négociations et un va-et-vient vertigineux entre Koraytem et Baabda, le gouvernement est enfin sur pied. Cette naissance dans la douleur a été précédée d’une polémique politico-constitutionnelle qui a notamment tourné autour des concepts de tiers de blocage et de majorité/minorité parlementaire. Professeur de droit constitutionnel et de contentieux constitutionnel à...