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Actualités - OPINION

L’État de droit, une construction réalisable ou une utopie ?

L’élaboration de l’État de droit et des institutions constitue, depuis 1998, le cheval de bataille du discours du président Émile Lahoud. Pourtant, excepté la période de la guerre, le Liban ne fut jamais autant un État de non droit. Dans le système confessionnel, voire « confessionnalisé » à outrance, qui est le nôtre, est-il possible de voir naître un État de droit fondé sur la loi, le mérite et les institutions ? Faudra-t-il à cet effet abolir le confessionnalisme et adopter la laïcité ? Comment alors conjuguer un statut civil laïc avec la liberté de culte et mettre en pratique les lois religieuses qui s’y rapportent ? Ignorée par la Constitution de 1926, la répartition des pouvoirs entre les principales communautés religieuses fut adoptée en 1943 par le président de la République Béchara el-Khoury et le Premier ministre Riad el-Solh. Cet accord, annoncé devant l’Assemblée nationale par le chef du gouvernement, prévoyait de confier les trois présidences respectivement aux communautés maronite, chiite et sunnite. Bien que verbal, cet accord continue de conditionner la vie politique libanaise. Dans le contexte de l’époque, il eut un effet positif en mettant un terme à l’hostilité des leaders sunnites à l’égard de l’État libanais. Dans leur majorité, ceux-ci avaient jusque-là refusé toute participation aux hautes fonctions de l’État, depuis la proclamation de l’État du Grand Liban en 1920. La Conférence du Sahel, réunie en 1936 au domicile de Sélim Salam, réitéra les revendications sunnites d’un rattachement à la Syrie des cazas qui en avaient été détachés en 1920. Le Pacte de 1943 permit donc de convaincre la communauté sunnite d’adhérer de manière définitive à l’État libanais. Les chiites, quant à eux, avaient déjà compris qu’il leur était plus avantageux de constituer une forte minorité au Liban qu’une faible minorité en Syrie. Qui pouvait alors prévoir que cette formule fragiliserait l’État au lieu de le consolider ? À partir de 1943, la personne du président du Conseil devint le garant des droits des sunnites dans un Liban dominé politiquement et économiquement par les maronites. Si Béchara el-Khoury et Riad el-Solh réussirent à s’entendre, ce ne fut pas nécessairement le cas de leurs successeurs. Cette dualité confessionnelle qui caractérisait l’Exécutif libanais allait le transformer en un pouvoir bicéphale, où chaque pôle allait user de sa position pour conforter les positions de sa communauté. Certains pouvoirs attribués au chef de l’État en vertu de la Constitution, tels que la révocation du gouvernement par exemple, ou la dissolution de l’Assemblée nationale (avec l’approbation du gouvernement), étaient tombés en désuétude. La communauté chiite était représentée au sein du pouvoir par le président de l’Assemblée nationale, mais demeurait écartée des sphères décisionnelles. Quant aux autres communautés minoritaires (druze, orthodoxe, etc.), elles ne pouvaient compter que sur une maigre représentation au sein des deux pouvoirs législatif et exécutif ou sur d’éventuelles alliances pour jouer un rôle politique. Toute décision politique importante devait donc passer par un consensus à l’intérieur du gouvernement, consensus souvent difficile à obtenir et qui se traduisait souvent par des compromis permettant de désamorcer à court terme les conflits, sans pour autant les résoudre. Les ministères se virent transformés en sphères d’influence, notamment à partir des années 1980. Plus tard, la gangrène s’étendit à l’administration publique, neutralisant du même coup toute tentative de lutte contre la corruption et favorisant l’émergence de mafias. Durant les années 1990, la cohabitation devint encore plus difficile. La Constitution issue des accords de Taëf accrût le pouvoir du Conseil des ministres et de l’Assemblée nationale, au détriment de celui du chef de l’État. La reconstruction et la réforme de l’État ne pouvaient s’accomplir qu’à la faveur d’une entente entre les trois présidents : ce fut l’ère de la tristement célèbre troïka, qui réduisit le pouvoir des institutions à une entente entre les trois présidents. Cette formule ne connut pas davantage de succès puisque les autres pôles étaient marginalisés. Annoncé par le président Hariri en 1996, le retour aux institutions constitutionnelles rétablit le rôle du Conseil des ministres et du Parlement, mais réintroduisit de fait les protagonistes jusque-là écartés, rendant impossible toute prise de décision. Permutation ou nomination de fonctionnaires, épuration de l’administration publique, privatisations, réformes budgétaires, travaux publics, etc., autant de projets et d’échecs pour les gouvernements successifs du président Hariri, en particulier entre 1996 et 2004, en passant par le gouvernement Hoss, entre 1998 et 2000. La répartition des pouvoirs se transforma en un partage du pouvoir et des bénéfices qui pouvaient en découler. Le confessionnalisme a donc bel et bien sapé les fondements de l’État consensuel, auquel aspiraient Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, et fragilisé ses institutions. Celles-ci ne servaient plus qu’à défendre les intérêts des différentes communautés ou même de quelques leaders. Comment pourrait-on, dans un contexte pareil, lutter contre la corruption dans l’Administration, chacun des membres du pouvoir se montrant soucieux de maintenir sa sphère d’influence? Comment un État incapable de prendre des décisions déterminantes aurait-il pu concevoir une politique économique rationnelle? Comment entreprendre de grandes réformes qui, en définitive, ne conviennent à aucun des « piliers » de l’État? En somme, comment construire un État de droit? Les « hawajess » des communautés La quête du pouvoir et de l’influence dans laquelle se sont lancés certains hommes politiques ne constitue pas l’unique conséquence de cette situation. Les facteurs historiques que nous avons évoqués plus haut, la guerre, les ingérences étrangères, la mainmise syrienne sur le Liban et l’application sélective des clauses des accords de Taëf ont alimenté et développé une méfiance entre les différentes communautés. Les politiciens l’appellent en arabe « hawajess », que l’on pourrait traduite par « obsessions ». Les causes de cette méfiance sont nombreuses. J’en citerai les plus importantes : – Le spectre de la partition. Réminiscence de la guerre, cette idée effraye certains plus qu’elle ne séduit d’autres. – L’interventionnisme syrien dans les affaires libanaises. Même si des hommes politiques de tous bords en ont tiré profit, l’appui inconditionnel du Hezbollah et d’Amal à la Syrie suscite de nombreuses inquiétudes. – L’éventualité d’un changement de régime en Syrie. Il entraînerait la chute du régime actuel et l’émergence d’un régime que certains au Liban craignent. Cela pourrait expliquer la détermination du Hezbollah à garder ses armes. – L’implantation des Palestiniens. Bien que rejetée par tous les Libanais, elle semble difficilement évitable. L’équilibre démographique et politique pencherait alors fortement en faveur de la communauté sunnite. – La place de la communauté druze, laquelle doit sa survie à l’homogénéité de son fief, le Chouf et Aley. – La représentativité. Que la loi électorale prenne pour base le caza ou le mohafazat, que le scrutin soit majoritaire ou proportionnel, les projets proposés excluent les minorités des circonscriptions électorales. Ce processus, qui voulait au départ favoriser la cohésion nationale, aboutit au résultat inverse. Chaque communauté a donc ses « hawajess ». Comment reprocher alors à des leaders politiques de chercher des appuis extérieurs, la structure libanaise ne leur donnant pas de garanties suffisantes ? Comment nier que le confessionnalisme fragilise le pays en le morcelant et en favorisant les ingérences extérieures ? Briser les tabous Il est grand temps de reconnaître les faits : oui, au Liban, il existe un problème confessionnel. Oui, il existe une crise de confiance entre les communautés. Oui, la formule de 1943 fut un échec. Oui, il est indispensable d’élaborer un système politique nouveau. Non, les Libanais ne doivent plus se contenter de compromis, ni suivre la politique de l’autruche. Il est grand temps de s’attaquer à ces problèmes de fond en reconnaissant le droit et la nécessité pour chaque communauté de vivre dans un Liban où son existence ne serait jamais menacée. Le discours traditionnel est dépassé, selon lequel l’unité nationale ne peut être obtenue qu’en imposant un mélange forcé des populations dans une même circonscription. Chaque citoyen, à quelque confession qu’il appartienne, doit pouvoir envisager son avenir avec sérénité, dans une région du Liban où il puisse élire ses représentants et que nul ne viendra lui contester un jour. Les accords de Taëf ont prévu la mise en place d’une décentralisation administrative mais ne donnent aucune précision quant aux pouvoirs qui seraient transférés aux cazas, appelés à être redessinés. Pourquoi ne pas briser les tabous et envisager un découpage à caractère confessionnel ? Ne serait-ce pas un moyen de rassurer toutes les communautés tout en les maintenant unies dans un même État ? Que cette formule soit la bonne ou non, il est grand temps d’aborder les problèmes dans toutes leurs dimensions. Cette tâche n’incombe pas au pouvoir actuel, qui n’a jamais su initier un dialogue, ni à l’ancienne opposition qui ne peut avoir l’ambition de représenter tous les Libanais. Elle doit être l’œuvre de toute la société civile et devra nécessairement faire l’unanimité. Il faudra aller plus loin que les compromis si chers aux leaders traditionnels et organiser le premier référendum de l’histoire du Liban. La formule envisagée devrait même, pour avoir une légitimité incontestable, faire l’objet d’une consultation populaire au sein de chaque communauté. Edmond CHIDIAC Chargé des cours à l’Université Saint-Joseph

L’élaboration de l’État de droit et des institutions constitue, depuis 1998, le cheval de bataille du discours du président Émile Lahoud. Pourtant, excepté la période de la guerre, le Liban ne fut jamais autant un État de non droit. Dans le système confessionnel, voire « confessionnalisé » à outrance, qui est le nôtre, est-il possible de voir naître un État de droit fondé...