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Les faux parallèles

Français résidant au Liban, enseignant l’histoire [*] après avoir fait des études de sciences politiques, et ayant eu en France quelques engagements politiques, je me permettrais simplement d’apporter quelques remarques quant au parallèle dressé par M. Joumblatt entre le général Aoun et M. Le Pen. Premièrement, le discours de M. Le Pen s’enracine dans des traditions politiques très spécifiquement françaises (traditionalisme monarchiste et ultramontain issu des anciens milieux « ultras » ; mouvement ligueur fascisant des années trente, anticapitaliste et antisémite ; nationalisme républicain et colonialiste de l’OAS). Traditions qui, au demeurant, se révèlent sur certains points des plus contradictoires, et en particulier sur la question israélo-arabe, puisqu’on a vu M. Le Pen faire l’éloge tantôt des régimes arabes baassistes (vieux fond d’arabophilie propre à une certaine tradition antisémite [1]), tantôt des faucons israéliens (résidus d’arabophobie de la mouvance Algérie française)… On voit mal dès lors comment tenir bien longtemps un parallèle idéologique entre M. Le Pen et, non seulement le général Aoun, mais n’importe quel homme politique arabe. D’autant que le vote Le Pen lui-même fonctionne essentiellement (comme d’ailleurs tous les votes populistes en Europe : Bossi en Italie, Haider en Autriche, Fortuyn aux Pays-Bas, Blocher en Suisse…) sur un discours de rejet de l’immigration, de dénonciation de l’insécurité quotidienne et d’euroscepticisme virulent : discours difficilement transposable au Liban, pays d’émigration, en rien concerné par la « technocratie bruxelloise » et où la petite et moyenne délinquance demeure sans commune mesure avec ce qu’elle est dans les pays d’Europe occidentale. Les seuls traits idéologiques communs à M. Le Pen et au général Aoun seraient la mise en avant de la fonction tribunitienne (c’est-à-dire la double revendication, de la part du leader, d’une forte magistrature d’opinion verbale et d’un rapport direct entre le chef et le peuple, qui court-circuite les médiations politiques traditionnelles, y compris au sein de son propre parti) et la dénonciation d’un establishment politique corrompu. Or, d’une part, la fonction tribunitienne n’a jamais été l’apanage de la seule extrême droite (pour s’en tenir à la France, elle fut aussi bien le fait de De Gaulle ou du communiste Thorez jadis, que du républicain Chevènement ou de la trotskiste Laguillier aujourd’hui), et il semble bien que, dans le monde arabe, du président Nasser au président Arafat, de Kamal à Walid Joumblatt eux-mêmes, cette fonction soit historiquement la règle et non l’exception ; quant à la dénonciation d’un establishment politique corrompu, cette question ne saurait se poser dans les mêmes termes en France et au Liban (comme tendrait à le faire penser un récent rapport du secrétariat général de l’Union européenne, dont L’Orient-Le Jour se faisait l’écho en page 4, le jeudi 9 juin). Deuxièmement, la sociologie électorale du vote Le Pen ne saurait se comparer à celle de quelque vote libanais que ce soit, et ce pour au moins quatre raisons: Primo, parce que le vote Le Pen est un vote socio-économiquement marqué, qui s’enracine donc avant tout dans une réalité socio-économique : celle de l’effondrement des vieilles industries et de la crise de l’État-providence ; or, le Liban n’est ni un pays de vieille industrie en crise ni un modèle d’État-providence. Secundo, parce que (malgré la présence aux côtés de M. Le Pen de quelques catholiques traditionalistes) le vote Front national n’est en rien un vote confessionnel et qu’il est même au contraire prouvé que c’est chez les catholiques pratiquants que l’on rencontre la plus forte surdétermination à ne pas voter Front national, et que l’électorat de M. Le Pen est composé à une écrasante majorité de « non-pratiquants, non-croyants, agnostiques et athées ». Tertio, parce que le vote Le Pen est un vote très surdéterminé en termes d’âge et de sexe : disons que l’électorat du Front national est essentiellement masculin et âgé de 18 à 35 ans ; or, en l’absence de statistiques fiables, rien ne permet d’affirmer qu’une telle surdétermination existe au Liban – ou alors si elle existe, elle devrait s’appliquer à tous les partis, compte tenu de la structure démographique et des traditions socioculturelles du pays. Quarto, il y a une très forte corrélation entre un faible niveau d’études et le vote Le Pen ; or, dans le cas du général Aoun, la forte implantation de son courant au niveau du syndicalisme estudiantin et des ordres des professions libérales suffit à interdire tout parallèle convaincant entre les deux phénomènes. Troisièmement, quand bien même tiendrait-on à tout prix à ce parallèle que peu de données concrètes semblent justifier, sans doute conviendrait-il alors de s’informer de la façon dont politologues et politiciens ont envisagé le problème en France, dans ces dernières années. Tout d’abord, il est apparu que les stratégies de marginalisation et de diabolisation du Front national ne faisaient que renforcer son potentiel électoral : autrement dit, si l’on n’a pas pu enrayer la progression du Front national en agitant le spectre de Vichy, il est peu probable que de ressortir le fantôme du « Helf » ait la moindre efficacité (d’autant que les noms de Camille Chamoun, Pierre Gemayel et Raymond Eddé appelleront sans doute, dans l’opinion publique libanaise, un jugement plus nuancé que celui que les noms de Pierre Laval ou du chef de la milice Darnand peuvent susciter en France) ; si l’on n’a pas pu juguler la montée en puissance de M. Le Pen en refusant de comptabiliser les voix du Front national dans certaines instances locales [2], il est peu probable qu’on puisse réduire la base électorale d’un courant politique populaire en refusant de faire liste commune avec lui. De plus, devant l’enracinement du vote « populiste » non seulement en France mais dans toute l’Europe, ainsi que devant son contenu souvent plus sociologique qu’idéologique (on s’accorde généralement à reconnaître que si Le Pen enregistre des scores oscillant entre 15 et 20 %, cela ne signifie pas que 15 à 20 % de la population française serait « fasciste »), nombre de politologues, sociologues et historiens peu suspects de complaisance envers l’extrême droite [3] en sont venus à considérer ce vote comme une composante, sans doute peu agréable mais nécessaire, constitutive des démocraties avancées : nécessaire en cela qu’elle permet de faire émerger dans le débat public des problématiques occultées par les « partis de gouvernement » traditionnels (ainsi du contrôle des flux migratoires, de la sécurité dans les quartiers défavorisés, de l’accroissement des prérogatives d’institutions européennes non soumises à la sanction populaire…) ; et nécessaire en ce qu’elle exprime une véritable demande de démocratie : ainsi, écrit Marcel Gauchet à propos du vote Le Pen, « c’est bien du sentiment d’abandon et d’exclusion d’un “ peuple ” qu’il prospère […]. Est peuple, électoralement parlant, qui se sent privé de représentation et dépourvu de prise sur la décision politique et qui éprouve sa légitimité par la négative. » [4] Autrement dit, la phrase, naguère provocatrice, de l’ancien Premier ministre socialiste Laurent Fabius, « Le Pen pose les bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses », semble aujourd’hui avoir rallié en France la majorité de ceux qui pensent la chose politique. Si bien que, même à des fins de marginalisation de tel ou tel courant sur la scène libanaise, le parallèle avec le phénomène Le Pen, déjà peu légitime en regard des faits, ne pourrait s’avérer que d’une efficacité très relative pour ceux qui connaissent en profondeur la réalité du vote Front national. Benoît MAILLIET LE PENVEN [*] Au collège Notre-Dame de Jamhour. [1] Voir en particulier la carrière d’un Benoist-Méchin, haut fonctionnaire de Vichy et auteur d’hagiographies enflammées de héros de la cause arabe. [2] Ce fut notamment le cas dans certains Conseils régionaux français dans le milieu des années quatre-vingt-dix, où l’on vit des présidents de droite renoncer à leur siège parce que leur élection n’avait été possible que grâce au report de voix d’élus du Front national; et ceux qui n’y renoncèrent pas, tel Charles Millon en Rhône-Alpes, furent exclus de leur parti. [3] Citons ainsi Marcel Gauchet, Yves Mény, Pierre-André Taguieff, Guy Hermet… – tous plutôt « à gauche » et intellectuels de renom (professeurs à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheurs au CNRS…) , et écrivant dans des revues de référence comme Esprit, Le débat, Les temps modernes… [4] Marcel Gauchet, « Les Mauvaises surprises d’un oublié : la lutte des classes », in La démocratie contre elle-même, Gallimard « Tel », 2002.
Français résidant au Liban, enseignant l’histoire [*] après avoir fait des études de sciences politiques, et ayant eu en France quelques engagements politiques, je me permettrais simplement d’apporter quelques remarques quant au parallèle dressé par M. Joumblatt entre le général Aoun et M. Le Pen.
Premièrement, le discours de M. Le Pen s’enracine dans des traditions politiques...