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Actualités - OPINION

L’ÉDITORIAL de Issa GORAIEB Pot de fer, pot d’enfer

Pourquoi assassine-t-on des journalistes ? Pour les punir, le plus souvent, d’avoir trop bien fait leur métier : d’avoir cru trop fort au caractère sacré – j’allais candidement écrire sacro-saint, et par conséquent intouchable, tabou – de leur mission. On assassine aussi les journalistes pour l’exemple, pour épouvanter les autres, en oubliant – voilà la naïveté qui change de camp – que le feu sacré peut tout dévorer, même les mémoires marquées au fer rouge : même étouffée l’espace d’un bref moment, la vérité ne fait que rejaillir avec plus de force encore. Le martyre, hier, de notre très regretté confrère Samir Kassir est la dernière illustration en date de l’affrontement entre ces deux logiques, de rigueur partout hélas où fait défaut la démocratie. Qu’il soit simple observateur ou acteur, le journaliste fait, qu’il le veuille ou non, de la politique, sans être forcément un homme politique. Pas d’électeurs ou de partisans, pas de gorilles pour veiller à sa sécurité : il ne dispose pour toute troupe que d’une masse imprécise et anonyme de lecteurs et lectrices dont l’amitié constitue l’essentiel de sa rémunération. Armé de sa plume ou campant derrière son clavier, au milieu du foutoir qui lui sert de bureau ou sillonnant les points chauds du globe, il combat au moyen d’idées : et même quand s’abat sur lui le malheur, il ne comprend toujours pas que d’autres, réfractaires aux idées, ne connaissent d’autre langage au fond (et à fond !) que celui des balles et des explosifs. Samir Kassir était ce qu’on appelle un homme averti. Depuis des années, il avait plus que son lot de conseils désintéressés, de tentatives d’intimidation, de menaces, de filatures et de mesquines vexations, telle la confiscation de son passeport par la Sûreté générale. Pourtant, et là réside sa grandeur, il ne s’était jamais laissé dissuader, intimider, harasser et terroriser, poursuivant imperturbablement sa lutte pour la cause de la démocratie et de la liberté. La grandeur commande aussi de voir grand et de l’afficher dans sa rubrique hebdomadaire à la une du journal an-Nahar : démocratie pour le Liban bien sûr ; mais démocratie aussi pour sa patrie d’origine assassinée et renaissante, la Palestine. Et démocratie, encore et toujours, pour cette Syrie figée dans son système d’un autre âge, murée dans ses frayeurs et où des intellectuels trouvent néanmoins l’immense courage d’arborer une contestation qui, pour être pacifique, n’est pas moins sujette aux arrestations : aberrations et même colossales erreurs, « gaffe sur gaffe » que dénonçait vigoureusement une fois de plus, une dernière fois, Kassir, il y a quelques jours seulement. L’odieux attentat d’hier ne fait pas qu’endeuiller l’ensemble d’une corporation qui a déjà offert de nombreux sacrifices sur l’autel de la liberté d’opinion et d’expression. Il choque profondément tout un pays longtemps otage de la violence, accédant tout juste à une laborieuse préindépendance, désorienté par ces élections législatives qui ont fait voler en éclats la belle unité d’hier et n’aspirant plus qu’à une vie faite de calme, de paix, de sérénité, de développement et de progrès. Le Liban nouveau, il faut bien se rendre à l’évidence, n’est pas encore sorti des limbes ; et c’est précisément ce que viennent périodiquement nous rappeler ces bouffées brûlantes échappées d’un enfer encore tout proche. Sur les lieux mêmes du crime, le Premier ministre Nagib Mikati a eu des mots admirables pour dénoncer l’attentat d’Achrafié ; mais qu’a fait de concret son gouvernement de transition pour retrouver les auteurs de la demi-douzaine d’attentats à la bombe de ces dernières semaines ? Comment le ministre de l’Intérieur el-Sabeh peut-il publiquement pointer un doigt accusateur sur « les tenants du régime policier qui gouvernait le Liban » sans assortir ses dires d’une quelconque action ou démarche ? Et – on touche là au comble du surréalisme – comment le président Émile Lahoud, principal symbole de ce régime, nommément mis en cause par plus d’un chef de l’opposition, Lahoud dont la démission est même réclamée avec une insistance croissante, compte-t-il s’y prendre pour protéger la presse « à l’avenir » et mettre fin au complot permanent contre le pays ? Techniquement évacué, le Liban ? Dieu, que de retraits restent encore à faire…

Pourquoi assassine-t-on des journalistes ? Pour les punir, le plus souvent, d’avoir trop bien fait leur métier : d’avoir cru trop fort au caractère sacré – j’allais candidement écrire sacro-saint, et par conséquent intouchable, tabou – de leur mission. On assassine aussi les journalistes pour l’exemple, pour épouvanter les autres, en oubliant – voilà la naïveté qui change...