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Si nous voulons construire une nation…

«Le traumatisme ne connaît pas le refoulement », nous apprend la psychanalyse. Cette phrase me revient comme une antienne, depuis les images de l’horreur de l’assassinat de Rafic Hariri. Depuis que j’ai entendu répéter inlassablement les noms des victimes des crimes qui se sont succédé toutes ces années, sans qu’aucune forme d’explication ne vienne contenir l’effroi qu’ils ont provoqué. Depuis que j’ai vu, élevé en oriflamme l’alignement « du 14 septembre au 14 février ». Depuis que quinze ans et demi de bombardements itératifs se sont arrêtés, sans avoir fait l’objet d’une remise en question entre les différents seigneurs d’une guerre qui changeait constamment d’identité, sans qu’on n’ait jamais compris le pourquoi de cette alternance paradoxale et bouffonne. Le traumatisme, c’est ce que nous avons connu dans une répétition de fractures, sans qu’aucune explication n’ait jamais été donnée. Le traumatisme, c’est ce que nous avons subi dans une accumulation mascarade, avec le sentiment insoutenable d’être réduits à l’isolement et à la passivité. Le traumatisme, c’est ce que nous avons vécu comme vie hors espace-temps, comme vie hors la loi, comme vie hors progrès, comme vie hors la vie. Le traumatisme, c’est même ce que nous avons ressenti comme impressions face à ce qu’on a donné à voir à nos yeux sidérés ou à entendre à nos oreilles fracassées, sans que jamais notre bouche ne puisse mettre des mots sur ce qui nous avait «effractés». « Le traumatisme ne connaît pas le refoulement ». Oui, rien n’a été oublié. Tout est là, obsédant et lancinant. L’assassinat de Rafic Hariri a réactualisé tout ce qui était là, à la portée de notre conscience, que nous n’avons jamais pu oublier, pris que nous étions dans une répétition de traumas inexpliqués. Et alors, comment s’en sortir ? N’est-il pas temps de nous mettre en présence les uns des autres pour une ultime prise de conscience, où seront repérés les conflits comme venant de l’intérieur de chacun, cesser de nous désigner comme victimes de conflits venant de l’extérieur, discerner enfin que nous avons participé à ce qui nous a morcelés? N’est-il pas temps de nous retrouver pour comprendre nos allégeances posées en antonymie afin d’arriver à les nier, et de nous reconnaître finalement comme pareils et différents, sans que ni les uns ni les autres n’utilisent « le narcissisme des petites différences » comme moyen de réassurance et d’hostilité pour engloutir l’autre et/ou nourrir une négation de l’altérité (échappée possible à la formulation, désormais légendaire, de Georges Naccache « Deux négations ne font pas une nation ») ? N’est-il pas temps de réactualiser les traumas qui se sont répétés au fil de notre histoire – récente et moins récente –, s’interroger sur leur pourquoi, leur comment, les fouiller, les nommer, les mettre en mots, en phrases, en paroles, en noms communs, en noms propres, en verbes, en compléments d’objet directs et indirects. Bref, les élaborer librement, trouver les mots vrais pour les dire, sans maquillage, sans mensonge, sans clivage, sans idéalisation, sans louvoiement, sans phrases qui jouent les agents doubles, triples ou centuples ? Ce n’est qu’à travers ce passage du traumatisme à la libre parole libératrice, dans un cadre qui va autoriser une franche circulation des mots déliés et dégagés de tout interdit, en nous délivrant des dénis pour reconnaître notre implication insupportable, en reconnaissant l’altérité dans le pareil et le différent, en les comprenant pour les nier ces allégeances antonymes qui nous ont conduits à la désorganisation de l’anomie, que va se construire une solution post-traumatique de réorganisation qui nous libérera enfin de nos traumas et de leur répétition. Ce n’est qu’après avoir accompli ce travail, cette boucle de l’élaboration du traumatisme que nous pourrions finalement nous affranchir de la répétition, refouler, oublier, reconstruire un possible ensemble, un futur, une nation, par la réappropriation de notre histoire, tout en demeurant toujours capables, par fidélité à notre patrimoine, de nous remémorer nos traumas en échappant à leur éternel recommencement. Oui, à ce moment-là seulement, après avoir rendu possible ce processus incontournable, jamais parachevé, toujours ouvert face aux épreuves qui se reposeront immanquablement puisque nous avons une vie en commun, nous pourrions dire : « Oui, le traumatisme peut connaître le refoulement », oui, le traumatisme peut échapper à la répétition, oui, le traumatisme peut entériner le « plus jamais ça ». Oublions, refoulons, mais remémorons-nous. Pour vivre ensemble sans clivage. Pour vivre ensemble sans être en sursis. Pour vivre ensemble sans négation de l’autre. Si nous voulons construire une nation. Marie-Thérèse KHAIR BADAWI Prof. à l’Université Saint-Joseph Psychanalyste

«Le traumatisme ne connaît pas le refoulement », nous apprend la psychanalyse. Cette phrase me revient comme une antienne, depuis les images de l’horreur de l’assassinat de Rafic Hariri. Depuis que j’ai entendu répéter inlassablement les noms des victimes des crimes qui se sont succédé toutes ces années, sans qu’aucune forme d’explication ne vienne contenir l’effroi qu’ils...