Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Malvoyance

Peut-on être le patron expérimenté d’un service de sécurité, rompu par conséquent à toutes les crasses du métier, et faire preuve néanmoins d’une surprenante sensibilité d’écorché vif, d’une pudeur de vierge effarouchée ? Il y a deux semaines, le général Jamil Sayyed se rendait à Koweït pour y engager des poursuites judiciaires contre un journal local qui le mettait nommément en cause dans l’assassinat de Rafic Hariri. Jeudi, c’est contre lui-même, mais aussi contre ses collègues des autres organismes parallèles, que le directeur de la Sûreté générale a déposé une plainte en règle auprès de la justice libanaise : cette initiative d’un type sans précédent étant censée laver son honneur de fonctionnaire et démontrer, a contrario, l’innocence de la communauté du renseignement en butte aux calomnies d’un personnel politique qu’il juge, pour sa part, indigne. Pour spectaculaire qu’elle ait pu être cependant, la démarche portait en elle-même le germe de son inanité. Pire encore, elle aura été des plus contre-productives, apportant des torrents d’eau au moulin de ses détracteurs. Ainsi, le directeur de la Sûreté n’a certes pas désarmé une opposition prompte à la riposte et qui reste plus que jamais résolue à obtenir le limogeage des chefs des SR. Plus malheureuse encore était l’idée de s’en remettre à une justice elle-même devenue un scandaleux rouage de l’appareil policier irrévocablement voué au démantèlement : puéril tour de passe-passe où l’on voit X porter plainte contre X … auprès du même, invariable et incontournable X ! Particulièrement malhabile, enfin, était cette diatribe contre une classe politique libanaise dont on peut évidemment penser – et dire – le plus grand mal… sauf quand on se trouve être un fonctionnaire de l’État. Et que même nanti de pouvoirs à caractère politique ou parapolitique, l’on est tenu de demeurer rigoureusement soumis à l’autorité civile. Toutes proportions gardées, cette attitude n’est pas sans rappeler le souverain mépris que vouait Fouad Chéhab aux professionnels de la politique, ces fameux « fromagistes » avec lesquels toutefois le premier général-président fut contraint de composer et de coopérer, et cela pour une raison toute simple : dans un pays tel que le Liban, une dictature militaire ne peut être durablement instaurée qu’à l’abri d’une façade civile ; elle ne peut se décliner qu’en complet-veston, jamais en tenue kaki. C’est dire que l’intrusion des militaires et des barbouzes dans la vie publique n’est pas chose bien nouvelle, même si elle a enfoncé tous les seuils de tolérance sous le régime de cet autre président militaire (ou militaire président ?) qu’est Émile Lahoud. Le constat vaut même pour les plus grandes démocraties, dont les valeurs morales s’accommodent bien mal pourtant des opérations « sales » et autres coups fourrés perpétrés en d’innombrables occasions par leurs propres services secrets. La différence, cependant, est que dans ces démocraties, il existe des garde-fous : on y trouve une vigilante opinion publique, des commissions parlementaires de contrôle qui, périodiquement, exigent des comptes, qui pénalisent et sanctionnent, même si c’est le plus souvent après coup. Le Liban, c’est bien connu, est un irremplaçable poste d’observation, au centre d’une région particulièrement délicate du monde ; son libéralisme traditionnel, son caractère cosmopolite en ont toujours fait un nid d’espions. Heureux temps, cependant, où le contre-espionnage libanais était en mesure de gérer plutôt bien que mal ce véritable panier de crabes. Quinze années de guerre ont détruit le dispositif sécuritaire national ; puis quinze autres années de tutelle ont permis à la Syrie de réorganiser, d’infiltrer, de noyauter et finalement d’anschlusser les services libanais, leur assignant une vocation nouvelle, plus adaptée au paysage ambiant. Une dérive en amenant l’autre, les officines locales, qu’elles soient militaires ou civiles, se sont mises au goût des systèmes totalitaires arabes ; leurs activités clandestines sont devenues un facteur prépondérant dans la vie politique, obéissant ainsi à une priorité absolue : celle de la protection du régime en place, lui-même une émanation du régime syrien, contre ses ennemis de l’intérieur. La Syrie et ses appendices sécuritaires libanais n’ont peut-être pas tué Rafic Hariri ; ils font néanmoins figure d’accusés en raison du comportement qui a été le leur, avant et après l’attentat du 14 février. Ils paient aujourd’hui pour les liquidations et tentatives de liquidation passées, pour les attentats demeurés inexpliqués, pour toutes les enquêtes enterrées et les affaires classées, pour tous les révoltants abus de ces dernières années. À la malveillance patente des services occultes se sera ajoutée leur malvoyance, cet incroyable aveuglement face aux changements en cours qui, pour tout service, est la plus grossière, la plus fatale des erreurs. C’est d’un répit inespéré mais passager que bénéficie aujourd’hui le mandat prorogé du président Lahoud, comme portent à le croire les propos tenus à Washington par le patriarche maronite le cardinal Sfeir. Parvenue au terme de sa législature, abritant une majorité toujours hypothéquée à Damas, l’Assemblée est bien mal désignée en effet pour pourvoir à une succession qui serait en harmonie avec l’ère nouvelle. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les sévices des services, c’est déjà du passé, car ils ont tout perdu dès l’instant où ils cessaient d’effrayer, où la colère populaire devenait plus forte que l’intimidation et la répression. Quand sont acculés à s’avancer en pleine lumière les hommes de l’ombre, c’est que leur crépuscule est déjà là. Issa GORAIEB
Peut-on être le patron expérimenté d’un service de sécurité, rompu par conséquent à toutes les crasses du métier, et faire preuve néanmoins d’une surprenante sensibilité d’écorché vif, d’une pudeur de vierge effarouchée ?
Il y a deux semaines, le général Jamil Sayyed se rendait à Koweït pour y engager des poursuites judiciaires contre un journal local qui le mettait...