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Actualités - ANALYSE

Perspective Un paradoxe d’un genre nouveau : les Libanais confrontés à l’antipouvoir

On a toujours dit que le Liban est le pays des paradoxes. Mais aujourd’hui, nous faisons face à un paradoxe d’un genre nouveau : l’existence d’un antipouvoir ; un pouvoir qui, par son comportement, donne de lui une image hostile à la réconciliation entre les Libanais, à l’indépendance, à la souveraineté nationale… L’inqualifiable attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri, à ses compagnons et à une dizaine de passants et d’employés a constitué le détonateur, le catalyseur d’un phénomène sans précédent dans l’histoire contemporaine du Liban. Depuis deux semaines, chrétiens et musulmans descendent quotidiennement dans la rue, par dizaines de milliers, côte à côte, pour réclamer la fin de la tutelle, pour clamer haut et fort leur volonté d’indépendance, leur attachement à la souveraineté nationale, leur désir de liberté. Par dizaines de milliers, ils descendent dans la rue, agitant des drapeaux libanais, entonnant l’hymne national. Scandant tous en chœur les mêmes slogans, ils brandissent (et c’est là nullement une maladresse, mais bien au contraire un geste positif hautement symbolique) des portraits de Rafic Hariri côtoyant ceux de Béchir Gemayel, Kamal Joumblatt, Hassan Khaled, Michel Aoun et Samir Geagea. La réconciliation nationale, la vraie, c’est là qu’elle se trouve, c’est par ce symbole qu’elle s’exprime. Elle s’est manifestée dans la formidable chaîne humaine dont a été le théâtre le centre-ville de Beyrouth samedi soir ainsi que dans la gigantesque manifestation du 21 février. Comble du paradoxe libanais, le pouvoir, ou plutôt l’antipouvoir, mobilise ses services pour briser ce sursaut patriotique. Il n’épargne aucun effort pour discréditer cette réconciliation nationale née dans la rue, pour étouffer les appels à l’indépendance et à la souveraineté. Pis encore (et on dépasse là tout entendement), ses services mobilisent toutes leurs ressources pour semer la discorde entre les Libanais, pour raviver les passions haineuses, pour faire vibrer la corde confessionnelle, voire sectaire. Ils s’emploient, par le biais de tracts et de graffitis, à monter la rue musulmane contre les chrétiens, les druzes contre les sunnites, les chrétiens contre les druzes. D’aucuns affirmeront, du haut de leur tour d’ivoire, qu’il s’agit là d’une vision simpliste, d’une perception manichéenne de la situation. Précisément, l’alternative est, présentement, on ne peut plus simple : soit le Liban recouvre aujourd’hui son indépendance politique, sa souveraineté, son autonomie de décision, sa liberté ; soit il est condamné à rester pour très longtemps encore un simple petit satellite de Damas, de Anjar… La conjonction de facteurs locaux et internationaux favorables à l’éradication de la tutelle syrienne ne se renouvellera pas une autre fois. On ne bénéficiera pas une deuxième fois de cette formidable opportunité historique marquée à la fois par le soutien concomitant de l’Onu, de l’Union européenne, des États-Unis à la renaissance d’un Liban libre, par le rassemblement d’un aussi vaste éventail de forces politico-communautaires autour de l’intifada de l’indépendance, par une mobilisation populaire aussi soutenue. Si la ferveur patriotique et le climat populaire de réconciliation sont brisés par les bons soins du régime en place, de très larges franges de la population risquent d’être saisies d’un grave sentiment de rejet du pouvoir étatique et de tous ses symboles. Il est des moments de l’histoire où il faut choisir son camp. Sans équivoque. Des voix sincères s’élèvent ça et là – dont celles d’une poignée, très restreinte, de ministres – pour prôner l’ouverture d’un dialogue. Mais le recouvrement de l’indépendance politique et de la souveraineté peut-il faire l’objet d’une quelconque négociation ? L’émir Talal Arslane a-t-il souvenance que son père en 1943 aurait cherché à « dialoguer » avant de hisser le drapeau libanais à Bchémoun ? Le ministre Jean-Louis Cardahi soulignait samedi que nul n’est opposé au retrait syrien, mais qu’il s’agit de discuter des modalités d’un tel retrait. En d’autres circonstances, cette approche aurait été parfaitement rationnelle. Mais aujourd’hui, si un dialogue est nécessaire, c’est uniquement pour ne pas rompre les ponts entre Libanais, et à la condition qu’il n’ait pas pour aboutissement de briser l’intifada libanaise ou, surtout, de donner le temps au tuteur syrien de reprendre son souffle. Peut-on en effet oublier que les Syriens sont passés maîtres dans l’art d’atermoyer, de louvoyer, de gagner du temps, dans l’attente que le vent tourne ? A-t-on oublié qu’en 1989 Damas a pesé de tout son poids pour torpiller la mission du comité tripartite arabe, lequel avait souligné officiellement qu’il ne partageait pas la conception qu’avait Damas de la souveraineté libanaise ? Est-il possible d’occulter le fait que, depuis trente ans, la Syrie n’a épargné aucun moyen pour étouffer dans l’œuf toute tentative, non seulement internationale, mais surtout arabe, et même locale, de remettre en question sa tutelle sur le Liban ? Et à cet égard, les projets d’arabisation de la crise ou de minisommet arabe dont il est actuellement question ne seraient-ils pas une simple manœuvre visant à court-circuiter le forcing de la communauté internationale en faveur du recouvrement de l’indépendance du Liban ? Dans le contexte local et international présent, tout Libanais, tout responsable, se doit de faire un choix simple et clair : est-il pour la perpétuation de la tutelle ou pour un Liban libre ? L’heure de vérité a sonné. Et le temps presse. Atermoyer ou louvoyer revient à enfoncer encore plus le pays dans l’option du régime de collaboration. Mais en définitive, nul ne peut aller obstinément et durablement à contre-courant de l’histoire. Michel TOUMA

On a toujours dit que le Liban est le pays des paradoxes. Mais aujourd’hui, nous faisons face à un paradoxe d’un genre nouveau : l’existence d’un antipouvoir ; un pouvoir qui, par son comportement, donne de lui une image hostile à la réconciliation entre les Libanais, à l’indépendance, à la souveraineté nationale…
L’inqualifiable attentat qui a coûté la vie à Rafic...