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Actualités - OPINION

Carpe diem… en évitant les écueils

Par Karim Émile BITAR* Comme des centaines de milliers de mes compatriotes au Liban et dans le monde, je me suis contenté depuis plusieurs années d’observer avec une infinie tristesse et une certaine résignation le cirque indigne et tragi-comique qu’offre au monde la scène politique libanaise, estimant que ce spectacle était tellement lamentable que ce serait déchoir que de daigner le commenter et illusoire que de vouloir le modifier. Un mélange d’écœurement et de sentiment d’impuissance, peut-être même une certaine lâcheté, m’ont donc conduit, à l’instar je crois d’une grande partie de ma génération, à «cultiver mon jardin», à vaquer à des occupations diverses en essayant de servir le Liban par des voies indirectes, en s’efforçant du moins de ne pas se montrer indigne d’une terre natale à laquelle nous lie un attachement viscéral, comme un cordon ombilical insécable, un cordon ombilical en fer forgé qui, bon gré, mal gré, et où qu’aient pu nous mener le destin et les vents de l’histoire, nous ramène à nos origines, nous rattache à cette mère patrie dont nous désespérons de ne point pouvoir désespérer. Mais une phrase du philosophe espagnol Miguel de Unamuno m’est immédiatement venue à l’esprit lorsque j’ai appris le tragique attentat du 14 février : «Il est des circonstances où se taire est mentir ; car tout silence peut alors être légitimement interprété comme un acquiescement.» Les assassinats politiques font souvent office d’«accélérateurs de l’histoire». Celui qui a visé Rafic Hariri nous sort de notre torpeur, met un terme à un statu quo devenu intenable et place le Liban à un tournant majeur. Une énorme chance et d’énormes risques: ainsi se résume la situation géopolitique de notre pays. L’opportunité qui se présente aujourd’hui est une opportunité en or massif, qui, si elle est maladroitement appréhendée, peut se transformer en cauchemar et rouvrir les portes de l’enfer. Carpe diem. Saisissons le jour. La fenêtre d’opportunité est trop belle, trop prometteuse pour ne pas être exploitée. L’unité nationale trop grisante, trop inespérée. Il faut absolument la cimenter, capitaliser, protéger cet embryon de nation que nous avons vu émerger, conserver l’élan souverainiste. Mais évitons de tomber dans un état d’hubris, qui nous ferait commettre des erreurs stratégiques. Prenons garde à ce que l’euphorie ne se transforme en gueule de bois. Face à un pouvoir en déconfiture totale (…), la question qui se pose est de savoir quelle stratégie adopter pour ne pas rater encore une fois le coche de l’histoire et ne pas se prêter aux manipulations des puissances régionales et internationales. Nous avons une chance historique et inédite d’être acteurs de notre propre destinée mais nous devrons naviguer entre de nombreux écueils. Le premier écueil est la sous-estimation de la considérable capacité de nuisance que détient toujours la puissance tutélaire. Bien des régimes aux abois ont cédé à la panique et ont pratiqué la politique de la terre brûlée. Le pouvoir baassiste est aujourd’hui tiraillé par des conflits internes de grande envergure, divisé entre des supposés «modernistes» et une vieille garde stalinienne. Ces deux courants semblent se livrer une guerre sans merci sur fond d’enjeux économiques Il n’est pas exclu que l’une des parties, craignant de perdre sa part du «fromage» libanais, ait pu agir à l’insu de l’autre. Ce conflit fratricide intervient alors que le pays est soumis à d’intenses pressions internationales et se trouve coincé entre une Turquie atlantiste, un Irak sous domination américaine où les chiites se sont taillé la part du lion, et Israël. Dans ces conditions, il ne faut pas chercher d’explications rationnelles au comportement des autorités syriennes. À Damas, l’heure n’est plus à de savants calculs, mais à la politique du pire. Le deuxième écueil que l’opposition libanaise se doit d’éviter est celui de servir d’instrument pour des États-Unis tellement empêtrés en Irak qu’ils pourraient choisir la fuite en avant et l’élargissement de la zone de conflit, au nom d’une «guerre contre le terrorisme» qui dépasse par son ampleur le terrorisme lui-même. Toute déstabilisation est susceptible d’être mise à profit par l’Administration Bush et Israël pour enterrer définitivement le droit au retour des Palestiniens du Liban, et régler son compte, militairement, au Hezbollah, ce qui ne pourra se faire qu’au détriment du Liban, tant ce parti est imbriqué dans le tissu social et politique libanais. Il est grand temps que nous cessions de croire que les grandes puissances sont des organismes de charité qui agissent par amour du droit international et de la justice. La tragique équipée irakienne devrait suffire à déssiller les yeux des Libanais qui voient en George Bush un sauveur. Comme l’écrivait si bien Gibran dans The Garden of the Prophet: «Pity the Nation that welcomes its new ruler with trumpetings, and farewells him with hootings, only to welcome another with trumpetings again.» Le contexte n’incite donc pas à l’optimisme. Les antécédents historiques non plus. Les Libanais ont souffert depuis des décennies d’une absence de leadership politique avisé, et se sont contentés, appelons les choses par leur nom, de suivre comme des moutons des leaders qui n’ont jamais raté une opportunité de rater une opportunité. Que faire? Tout dialogue avec un pouvoir usé jusqu’à la moelle et qui insulte quotidiennement l’intelligence des citoyens est bien entendu inutile. Tout dialogue avec ce pouvoir (…) se révèlera contre-productif. Mais il reste par contre de vastes franges de la population libanaise avec lesquelles l’opposition doit engager dès à présent un dialogue de fond qui irait au-delà des simples incantations antisyriennes. Le paysage politique actuel n’est pas véritablement bipolaire. À côté du pouvoir discrédité et ultraminoritaire, à côté d’une opposition empanachée et courageuse, même si elle est infiltrée par nombre d’opportunistes, girouettes et opposants de la vingt-cinquième heure, à côté de ces deux forces, il reste ce que les analystes politiques appellent «le marais», les attentistes, les indécis, les souverainistes de cœur qui craignent de perdre une stabilité politique qu’ils ont longtemps attendue. Les membres de cette troisième force libanaise sont plus nombreux qu’on ne le pense, notamment au sein de la communauté chiite. C’est avec eux que doit s’engager le dialogue, pour les convaincre de se soustraire à la peur en leur proposant un véritable projet d’avenir. Nous savons pertinemment qu’un retrait syrien n’est pas la panacée universelle qui résoudrait du jour au lendemain tous les problèmes du Liban. Notre pays ne pourra sortir du statut d’ «État tampon» ou de «nation improbable», que d’éminents politologues ont décrit, qu’en se bâtissant sur un triptyque Unité / Souveraineté / Projet politique. C’est ce qu’on pourrait appeler le triangle magique, difficile à construire, mais sans lequel il ne peut y avoir d’État-nation libanais digne de ce nom. Prenons conscience de l’interdépendance de ces trois facteurs. Rafic Hariri avait été le principal go-between des accords de Taëf, lesquels ont constitué une passerelle nécessaire et bienvenue vers la paix, même s’ils étaient loin de satisfaire toutes les attentes des Libanais. Ces accords étant restés lettre morte, ils doivent d’abord être appliqués dans leur intégralité. Il faudra ensuite que nous commencions à réfléchir et à jeter les bases d’une IIIe République, qui n’exclurait ni ne marginaliserait personne, qui favoriserait enfin l’émergence d’une «citoyenneté» libanaise. Les événements des dix derniers jours constituent un phénomène inédit dans le monde arabe. Seul l’avenir dira si nous sommes en train d’assister à la naissance d’une nation et d’un Liban nouveau ou à une simple révolution manquée, avortée, sinon tragique. Hannah Arendt a bien montré que si la caractéristique commune aux régimes totalitaires et fascisants est de faire régner la peur, la principale hantise de ces régimes est d’être confrontés à des forces ayant une grande maturité politique, des peuples qui précisément ne cèdent pas à la peur, et lancent des mouvements de résistance pacifique, organisée, unie, cohérente, porteuse d’une vision d’avenir et refusant d’être utilisée pour des objectifs autres que les siens. * Président de KB Consulting Group Directeur de la rédaction de la revue «L’ENA hors les murs»
Par Karim Émile BITAR*

Comme des centaines de milliers de mes compatriotes au Liban et dans le monde, je me suis contenté depuis plusieurs années d’observer avec une infinie tristesse et une certaine résignation le cirque indigne et tragi-comique qu’offre au monde la scène politique libanaise, estimant que ce spectacle était tellement lamentable que ce serait déchoir que de daigner...