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L’espace d’un instant, le secteur des hôtels se transforme en champ de ruines (Photo)

Il est 13 heures 30. Un homme en veste de cuir noir, les épaules larges et les cheveux gominés, s’éloigne de l’énorme cratère de l’explosion. Il tient à peine debout, chancelle, prend appui sur un véhicule carbonisé et crie en s’effondrant : « Abou Tarek, Abou Tarek… ils ne l’ont pas encore sorti. Son corps est complètement déchiqueté, carbonisé… c’est fini. » Abou Tarek est le garde de corps le plus proche de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri. Celui qui prenait toujours place à côté de lui en voiture. La rumeur qui planait depuis une dizaine de minutes sur les lieux de l’explosion est bel et bien vraie : Rafic Hariri est mort. Et devant cette scène absurde de destruction et d’horreur, tout commence à prendre place, à avoir un sens, comme les pièces d’un puzzle qu’on rassemble : le matériel médical retrouvé sur la chaussée parmi les débris, qui faisait partie de l’hôpital ambulant de l’ancien Premier ministre, le véhicule qui abritait cet hôpital, et qui faisait toujours partie du convoi de Rafic Hariri et qui a été complètement carbonisé juste derrière le cratère de l’explosion ; les quelques députés haririens accourus aux nouvelles, le visage long, refusant de s’adresser aux journalistes ; le député Bassem Yammout, premier à arriver sur les lieux du drame, qui prend la parole pour annoncer que le convoi de Rafic Hariri avait franchi cette même route, deux minutes avant l’explosion ; l’armée libanaise qui intimait l’ordre aux personnes se dirigeant comme des automates vers la grosse colonne de fumée – pour s’enquérir de proches travaillant dans le secteur – de ne pas s’approcher, « parce qu’il y a d’autres explosions et d’autres voitures piégées » (la peur du danger n’est-elle pas le seul moyen d’éloigner les badauds ?) ; et puis, l’ampleur de cette explosion, cette bombe pesant 350 kilogrammes (selon Télé-Liban)… Dans ce Beyrouth paisible et reconstruit, cette scène absurde – comme sortie tout droit de la guerre – devenait compréhensible, claire : il faut user de grands moyens pour tuer un homme de l’envergure de Rafic Hariri. Il était exactement midi quarante-cinq minutes quand le secteur des hôtels, entre le Phoenicia et le Saint-Georges, s’est métamorphosé en champ de ruines. Un bruit sourd, et une longue colonne de fumée au-dessus de Beyrouth. Sur le front de mer, à partir de Starco, des débris de verre jonchent le sol. Au niveau de l’hôtel Monroe, des deux côtés de la route qui mène vers le Saint-Georges, des files de voitures aux pare-brise éclatés. Sur la corniche, une foule noire, des centaines de personnes évacuent, à pied, le périmètre de l’explosion. Parmi elles, des dizaines d’hommes et de femmes, le visage et les mains ensanglantés et l’œil hagard, suivent ceux qui sont indemnes et qui quittent les lieux. La plupart de ces blessés travaillent à la HSBC. Les grandes baies vitrées du bâtiment qui abrite la banque ont été complètement soufflées. Quelques mètres plus loin, au niveau de la marina, avant l’entrée du Saint-Georges, une scène apocalyptique. Des voitures toujours en flammes, d’autres complètement carbonisées. Des témoins oculaires racontent avoir vu des torches vivantes sortir des véhicules. Des ambulances, des pompiers, des soldats et des brancards sur lesquels on transporte des blessés graves ou des cadavres carbonisés. Sur la chaussée, jonchée de débris, des sacs en plastique renferment des restes humains. Au niveau de l’entrée du Saint-Georges, un ruban jaune, où seuls les secouristes et les soldats ont accès. Une trentaine de mètres plus loin, toujours en face de l’hôtel, au milieu de la chaussée, un peu vers la droite, un énorme cratère, de 10 mètres de diamètre et de 5 mètres de profondeur. Le bâtiment du Saint-Georges n’a pas été détruit, même pas en partie. Ce qui pousse à privilégier la thèse d’un attentat-suicide et non celle d’une voiture piégée stationnée sur le bord de la route. Un kamikaze, dans un véhicule chargé d’explosifs, qui aurait attendu le convoi de l’ancien Premier ministre pour lui foncer dessus… Voiture piégée ou attentat-suicide, qu’importe les moyens utilisés ? Rafic Hariri a péri sur le coup. Son corps carbonisé a été parmi les premiers à être transportés à la morgue de l’Hôpital américain de Beyrouth. Alors que sur les lieux de l’attentat les pompiers et les secouristes continuaient à dégager d’autres victimes qui ont péri dans les voitures ou sous les décombres de bâtiments, tel ce concierge qui se trouvait au rez-de-chaussée d’un immeuble en pleine restauration en face du Saint-Georges. Non loin de l’hôtel Palm Beach, endommagé par l’explosion, la Croix-Rouge a mis en place un hôpital ambulant pour secourir les blessés, la plupart atteints par des débris de verre. D’autres ont été transportés dans les hôpitaux de la ville. À l’hôpital Trad, on comptait 29 blessés, parmi eux deux enfants qui se trouvaient à la garderie de La Sagesse, secteur Clemenceau. Une vingtaine de blessés légers ont été soignés à l’hôpital Najjar. Une centaine de blessés ont été transportés à l’Hôpital américain de Beyrouth. On comptait certes parmi eux des personnes touchées par des débris de verre travaillant dans le secteur des grands hôtels, mais aussi des blessés graves et de grands brûlés. Les corps des victimes, qui seraient au nombre de quinze, dont l’ancien Premier ministre, ont été transportés à la morgue de l’AUH. Hier, vers 14 heures, les amis et la proche famille de Rafic Hariri se sont rassemblés dans l’un des salons au rez-de-chaussée de l’Hôpital américain de Beyrouth. Il y avait aussi les proches des gardes du corps de l’ancien Premier ministre, qui ignoraient si leurs fils avaient échappé ou non à l’attentat et qui demandaient en chuchotant, probablement par pudeur, si tel ou tel était encore en vie. Hier, pour un instant, Beyrouth a repris ses réflexes de guerre. Les longues listes des blessés, nettes et précises, étaient toutes disponibles aux urgences. Les médecins invitaient les bonnes âmes – accourues pour s’enquérir du sort d’un proche – à donner du sang. Une explosion en plein Beyrouth, une quinzaine de morts, une centaine de blessés, des dégâts matériels se chiffrant à quelques millions de dollars. Il est rare que ce genre de faits se transforme en menus détails : hier, pour beaucoup de Libanais, les pertes humaines et matérielles étaient devenues anodines face à la mort d’un seul homme ayant la carrure et l’envergure de Rafic Hariri. Patricia KHODER
Il est 13 heures 30. Un homme en veste de cuir noir, les épaules larges et les cheveux gominés, s’éloigne de l’énorme cratère de l’explosion. Il tient à peine debout, chancelle, prend appui sur un véhicule carbonisé et crie en s’effondrant : « Abou Tarek, Abou Tarek… ils ne l’ont pas encore sorti. Son corps est complètement déchiqueté, carbonisé… c’est fini. » Abou...