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Interview - L’ancien ministre défend le système politique en vigueur et dénonce des pratiques dégénérescentes Michel Eddé : La représentation communautaire, une chance pour le Liban (photo)

Notre système politique, reposant fondamentalement sur la représentation communautaire, est réputé indéfendable. Qu’ils soient ou non les produits de ce système, beaucoup de nos hommes politiques le fustigent quotidiennement. Les intellectuels, dans leur écrasante majorité, l’abhorrent. Des Libanais ont, par le passé, pris les armes en prétendant vouloir l’abolir. La Constitution elle-même prévoit qu’un jour, il devra disparaître.
Même ceux qui croient plus ou moins en ce système n’osent pas trop afficher leur conviction. Par peur d’aller à l’encontre de la pensée politique dominante, de paraître « démodés », conservateurs timorés ou hommes d’État « réalistes » se taisent. Mais il leur arrive parfois de participer à la campagne de dénigrement, de proclamer publiquement leur détestation de ce système, tout en s’efforçant, à l’aide de formules lénifiantes et préfabriquées, de justifier sa survie en le présentant comme un mal nécessaire. En somme, pour ces derniers, il ne s’agit que de maintenir le statu quo, à n’importe quel prix.
L’ancien ministre Michel Eddé a décidé, lui, de prendre le contrepied des uns et des autres. Sans concessions ni complaisance, sans tabous, il s’est lancé dans une défense claire, intégrale, en profondeur, d’un système qui passe pour être générateur d’inégalités et de conflits, antidémocratique, voire arriéré, et qui, pourtant, dans un monde où les sociétés plurales explosent l’une après l’autre, commence aujourd’hui à susciter réellement l’intérêt de la communauté internationale.
Partout où s’entrechoquent des minorités religieuses, ethniques ou linguistiques, les idéaux jacobins et laïcisants hérités de la Révolution française s’effondrent.
Et c’est un modèle « à la libanaise » – n’ayons pas honte de le dire – qui y voit le jour.
En quelques années, le terme de « libanisation », apparu dans les dictionnaires durant la guerre de 75-90, a radicalement changé de signification. Bien après la fin du conflit, les diplomates utilisaient encore ce mot pour désigner un État éclaté du fait du sectarisme exacerbé de ses composantes, supposées dépourvues de véritable sentiment national. À présent, progressivement débarrassé de sa connotation péjorative, il recouvre de plus en plus un sens littéralement opposé, celui d’un remède nécessaire aux maux des sociétés pluricommunautaires.
Mais au Liban même, les clichés ont la vie dure et certains, par fidélité à des idéologies surannées, par intérêt, par habitude ou simplement par paresse d’esprit, continuent inlassablement à répéter chaque jour la même rengaine, à savoir que l’abolition du système confessionnel est, pour ce pays, la panacée.
C’est donc à une véritable opération coup de poing, destinée à réveiller la classe politique de sa torpeur, que l’ancien ministre s’est livré en partant en guerre contre nos vieux clichés. Tout en dénonçant, par ailleurs, les véritables tares qui minent l’État libanais – comme par exemple le clientélisme – et en indiquant le chemin pour les éviter ou, tout au moins, circonscrire leur effet.
S’il est vain de croire que la classe politique libanaise a encore suffisamment de sang dans les veines pour réagir à un tel discours, M. Eddé aura eu au moins le mérite de relancer, en cette année préélectorale, un débat longtemps gelé.

Élie FAYAD

Dans une interview à L’Orient-Le Jour et l’hebdomadaire al-Afkar, M. Eddé livre de manière exhaustive sa conception du système politique libanais et explique pourquoi il est convaincu que la formule de coexistence propre à ce pays devrait être préservée et enrichie plutôt que combattue et détruite. Sa démarche n’est pour autant nullement conservatrice puisque, loin d’appeler les Libanais à rester les bras croisés, il les invite au contraire à réfléchir aux moyens de consolider le système en le débarrassant des tares qui le minent.
Pour l’ancien ministre, parler de la démocratie au Liban ne pourrait se concevoir hors du cadre de notre formule de coexistence, qu’il qualifie d’« unique » et qui, selon lui, « exprime la spécificité libanaise ».
« Fondamentalement, en quelque lieu qu’elle se manifeste et prend forme, la démocratie est une, dans la mesure où sa substance repose sur la liberté, le droit à la différence, le respect et l’acceptation de l’autre, avec lequel on coexiste », dit-il.
Toutefois, s’empresse-t-il d’ajouter, la démocratie « n’est pas une recette prête à l’emploi, ni le résultat d’une opération de clonage ». Il s’agit d’« une expérience concrète dont la substance trouve sa traduction pratique en fonction du vécu de chaque société ».
Dans le cas du Liban, M. Eddé note que ce pays s’est formé « dès le début, de façon spontanée, sur la base de groupes hétérogènes tant au niveau des religions qu’à celui des diverses communautés au sein d’une même religion ».
« Ces éléments très divers ont découvert assez tôt, à travers leur vécu, la richesse contenue dans cette variété et ont alors accepté, ensemble, d’édifier une formule de société unique (...) fondée sur la pluralité et non sur l’uniformité », rappelle-t-il.
L’ancien ministre relève ensuite que le Liban a consolidé sa formule de coexistence à une époque où la plupart des Etats du monde étaient établis sur la base de l’homogénéité religieuse, raciale ou linguistique. Ce n’est, explique-t-il, qu’après la Seconde Guerre mondiale que des minorités immigrées, notamment islamiques, ont commencé à se former au sein des grandes nations industrielles.
La pratique démocratique dans ces pays s’en est trouvée altérée, dans la mesure où ces minorités, atteignant 7 à 10 pour cent de la population totale, se retrouvaient privées de représentation et de participation à la vie politique, souligne-t-il.
Par ailleurs, il note que la situation sur le plan de la cohésion interne s’est progressivement détériorée dans certains pays développés mais à population composite, comme la Belgique, le Canada et l’Irlande du Nord. Même la France n’échappe pas à la règle avec l’émergence récente du problème corse.
Pour ce qui est du Liban, M. Eddé estime que les crises et les conflits que ce pays a connus successivement, en 1840, 1860, 1958 et 1975 à 1990, sont « dus essentiellement à des facteurs extérieurs et, notamment au cours de ces dernières décennies, aux retombées du conflit israélo-arabe et à la permanence de l’agression israélienne ».
Pour l’ancien ministre, « on ne saurait imputer ces crises et ces conflits à la nature de notre formule de coexistence ». Car, en dépit de tout, souligne-t-il, « les Libanais ont réussi à faire échec à ces ingérences et à ces velleités de dislocation et de partition de notre pays ».
Dans un rappel des propos de Jean-Paul II définissant le Liban comme étant « plus qu’un pays, un message de tolérance et de convivialité », M. Eddé relève que l’initiative du pape de présenter cette nation comme un modèle de solution pour toutes les sociétés hétérogènes revêt, après les attaques du 11 septembre, davantage de signification, dans la mesure où la coexistence entre chrétiens et musulmans est l’un des problèmes majeurs qu’affronte l’humanité à l’heure actuelle.
« Cet attachement de la part du pape à notre expérience démocratique dans la coexistence ne nous contraint-il pas, nous Libanais, à y prêter la même attention, à tenter de repenser (notre formule), à la débarrasser des vices que la pratique de certains politiciens y a introduits depuis des lustres ? » s’interroge-t-il.
Ce qui amène M. Eddé à poser l’autre grande question : « Est-il raisonnable, sous prétexte de ce que l’on appelle la suppression du “confessionnalisme politique”, que l’on envisage d’abolir la représentation des familles spirituelles au Liban à un moment où de nombreux pays du monde s’intéressent à notre formule pour y puiser des solutions à leurs problèmes de coexistence entre leurs différentes composantes ? »
Il ajoute : « Est-il sage que nous abandonnions notre formule alors même que, depuis 1948, nous sommes témoins des multiples tentatives extérieures de porter un coup fatal à cette formule et de démanteler le Liban pour en faire des cantons confessionnels dressés les uns contre les autres ? »

Renforcer la convivialité
entre Libanais
Abordant le débat constitutionnel, M. Eddé tente une explication originale de l’article relatif à la représentation confessionnelle, présentée tantôt comme « provisoire » (Constitution de 1926) et tantôt comme « transitoire » (Taëf). Pour lui, ce qui compte, ce n’est pas la durée ou les limites de ce « provisoire », c’est « de voir renforcée la convivialité entre les Libanais, leur cohésion sociétale au sein d’une entité unique ».
Il se dit confiant que personne ne le comprendra mal et ne verra dans ces propos « un refus de la politique visant à débarrasser le pays de toutes les formes de dissensions, notamment celles issues du fanatisme, du sectarisme et du repli sur soi ».
« Je suis un partisan de la laïcité », assure M. Eddé. Le problème, note-t-il, c’est que les désirs sont une chose et la réalité une autre. « Nul d’entre nous ne saurait abolir la réalité libanaise en cherchant à imposer ses propres désirs. Or il ressort de cette réalité que le besoin de représenter les familles spirituelles est toujours présent chez les Libanais et qu’en conséquence, toute tentative d’éliminer cette représentation de manière hâtive et autoritaire aurait des effets contraires à ceux qui sont souhaités », estime-t-il. Cependant, précise-t-il, « il n’est pas non plus permis de capituler devant les faits et d’abandonner définitivement ses principes ». À ses yeux, les deux attitudes sont aussi néfastes l’une que l’autre.
Pour résumer sa pensée, M. Eddé cite le père de la Constitution libanaise, Michel Chiha : « Toucher au Liban, à la représentation politique à base confessionnelle, c’est susciter les associations confessionnelles à base politique ». En d’autres termes, souligne-t-il, « la représentation des communautés ne permet pas seulement l’apparition de formations pluralistes non confessionnelles (...), elle constitue aussi, par définition, une garantie empêchant ou rendant difficile l’exploitation de la religion à des fins politiques ».
C’est, au contraire, l’abolition de cette représentation qui est susceptible de créer un climat « où s’expriment les instincts sectaires » ou ce qu’il est convenu d’appeler le « confessionnalisme politique », ajoute-t-il, notant, toujours dans le sillage de la pensée de Michel Chiha, qu’« en l’absence d’une représentation communautaire, c’est l’église ou la mosquée qui prennent la relève du Parlement ».

Découpage électoral et clientélisme
Pour M. Eddé, le développement au Liban du « confessionnalisme politique » n’est donc pas lié au principe de la représentation communautaire mais plutôt à la dérive causée par le clientélisme (« Mahsoubiyé ») et à la politique de partage des dépouilles de l’État (« mouhassassa ») entre les dirigeants.
Le responsable de cette « déformation » est « la dégénérescence de notre système représentatif, résultant d’une pratique qui a le plus souvent fait fi de l’État de droit et continue de le faire », accuse-t-il.
Très naturellement, il est conduit à aborder la loi électorale, et plus précisément le rôle joué par la taille des circonscriptions dans la formation des élites politiques.
Il explique ainsi qu’au cours des années qui ont suivi l’indépendance, l’existence de grandes circonscriptions a permis l’éclosion de ce qu’on a appelé le « féodalisme politique », dans la mesure où des hommes au pouvoir ont pu exploiter leur situation pour se forger un leadership dans leurs régions respectives.
Ce leadership, fondé sur le clientélisme, a transformé le chef politique en une sorte de seigneur et les citoyens en hommes lige. De sorte que l’État s’est progressivement effacé devant ces nouveaux féodaux par qui il fallait obligatoirement passer pour se voir reconnaître ses droits légitimes ou obtenir quelques passe-droits. Or, pour être en mesure d’assurer ces prestations au profit de ses obligés, le seigneur devait s’emparer d’une part du « fromage », selon l’expression du président Fouad Chéhab, ce qui le contraignait à s’entendre avec ses semblables, « les fromagistes », pour le partage des dépouilles de l’État.
C’est ce système-là, permettant à une infime minorité de gens d’imposer leur volonté au plus grand nombre, qui a déformé la représentation communautaire, chaque seigneur s’identifiant naturellement à sa communauté et cherchant à en accaparer la représentation, dénonce l’ancien ministre.
La petite ou moyenne circonscription est-elle capable de modifier ce tableau ? M. Eddé observe que du début des années soixante jusqu’en 1992, le découpage électoral sur des critères plus réduits a permis de rectifier « dans une certaine mesure » le déséquilibre de la représentation populaire et est plus ou moins parvenu à limiter le pouvoir des féodaux, sans pour autant mettre fin, hélas, au clientélisme, en raison du mépris institutionnalisé de la loi.

Sans liberté, point de salut
Selon lui, l’expérience chéhabiste en matière de réforme et de modernisation de l’État aurait pu réussir, « n’était-ce le comportement antidémocratique et les abus commis, au nom de cette expérience, par certains “services” qui se sont ingérés dans la vie politique en croyant faire leur devoir de protection de l’État ».
« Ainsi, poursuit-il, ce que l’expérience chéhabiste a réalisé au niveau de l’État, de l’Administration et des institutions politiques et sociales, les pratiques antidémocratiques ont, hélas, contribué, dans une large mesure, à le dénaturer ».
La leçon à tirer, souligne l’ancien ministre, est que « sans attachement absolu aux libertés et sans respect des règles de la démocratie parlementaire, il est tout à fait impossible de construire le changement et le progrès, quelles que soient les options politiques, économiques et sociales ».
Pour en revenir à la problématique de la taille des circonscriptions électorales, M. Eddé observe que lors du scrutin législatif de 1992, l’adoption simultanée de grandes, moyennes et petites circonscriptions, selon la nature des régions et la composition de l’électorat, a porté atteinte au fonctionnement du système démocratique libanais, notamment en faussant et en dénaturant la représentation populaire.
Mais au-delà de cette pratique des circonscriptions taillées sur mesure de manière arbitraire et inégale, le principe même de la grande circonscription suscite l’hostilité de l’ancien ministre. D’abord parce que celle-ci fait du député de base le représentant non pas de ses électeurs, mais celui de son chef de file, c’est-à-dire du leader qui prend la tête de liste. Car c’est ce dernier, en effet, qui assure au député son élection en l’intégrant dans sa liste et c’est donc vers lui et lui seul que l’allégeance du député va se porter et non plus vers les électeurs, dont il se désintéresse puisqu’il ne leur doit plus son élection.
Ensuite, M. Eddé voit dans la grande circonscription un facteur de confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif, aboutissant à des empiètements réciproques, et un élément favorisant l’autoritarisme et renforçant la tendance chez les dirigeants à vouloir écarter les autres pour se partager exclusivement les dépouilles de l’État. Cela aboutit en définitive à l’instauration, entre les divers centres de pouvoir, d’une relation faite de conflits et de tiraillements, suivis de réconciliations éphémères et stériles, d’où une dégradation rapide des institutions.
« La pratique de la grande circonscription n’est-elle donc pas le meilleur moyen de paralyser les institutions, conduire à l’effacement de l’État et inciter les citoyens à se jeter dans les bras des instances confessionnelles ? » s’interroge-t-il.
Voilà pourquoi M. Eddé se prononce sans hésitation en faveur de la circonscription moyenne ou petite, à condition que la même règle s’applique sur l’ensemble des régions du pays.

Alternance, séparation
des pouvoirs et justice sociale
L’ancien ministre développe par la suite la façon dont les autres fondements de la démocratie, comme le principe de l’alternance politique, la séparation des pouvoirs et la justice sociale, sont vécus au Liban.
Pour ce qui est de l’alternance, « naturellement pratiquée dans tous les pays authentiquement démocratiques », M. Eddé constate que « la mentalité libanaise n’y est pas encore accoutumée », d’où ces tensions et ces troubles que le pays connaît périodiquement, chaque fois qu’une échéance électorale, de quelque nature qu’elle soit, se rapproche.
De même, le non-respect de la séparation des pouvoirs, qui débouche, depuis des lustres, sur des luttes intestines qui minent l’État et paralysent les institutions, a fini par écœurer les citoyens qui, souvent, ne prennent même plus la peine de suivre les avatars de ces querelles, souligne M. Eddé.
L’ancien ministre n’omet pas, par ailleurs, de dénoncer les ingérences du pouvoir politique dans la justice, « ingérences dont le citoyen voit bien qu’elles finissent par affecter le bon fonctionnement des tribunaux et par le priver de ses droits garantis par la Constitution ».
M. Eddé fait aussi valoir la nécessité vitale de la prise en compte de la dimension sociale par tout système démocratique digne de ce nom. « La faim est la pire des oppressions », souligne-t-il. Mais l’ancien ministre avertit que, s’il est urgent de prendre le chemin vers la justice sociale, il ne faudrait, en aucun cas, que le concept de démocratie sociale prenne le pas sur celui de démocratie politique et sur le principe du plein exercice de la liberté. Les expériences malheureuses de l’URSS ou du nassérisme en Égypte sont éloquentes à cet égard.
Pour conclure, M. Eddé considère que le Liban est « le pays le plus facile à gouverner si l’on y applique tout simplement les règles de la démocratie parlementaire et que l’on y reste attaché au respect des libertés publiques. Par contre, il devient tout à fait ingouvernable si les principes de liberté, de justice et de démocratie sont systématiquement bafoués et violés ».
Notre système politique, reposant fondamentalement sur la représentation communautaire, est réputé indéfendable. Qu’ils soient ou non les produits de ce système, beaucoup de nos hommes politiques le fustigent quotidiennement. Les intellectuels, dans leur écrasante majorité, l’abhorrent. Des Libanais ont, par le passé, pris les armes en prétendant vouloir l’abolir. La...