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VIENT DE PARAÎTRE - « Khiam, prison de la honte », par Véronique Ruggirello Conserver l’histoire, exorciser les douleurs et donner en partage

Le hasard, disait Roland Barthes, peut parfois engendrer des monstres. Et c’est par le hasard – une rencontre avec un ex-détenu qui racontait « sa » prison à ses concitoyens, venus au Liban-Sud en touristes – que le livre de Véronique Ruggirello a commencé. Son livre, son Khiam, prison de la honte, et la douzaine de témoignages qu’elle a recueillis, les engagements dans la résistance contre 22 ans d’occupation israélienne, la torture, la détention. Monstrueuses confessions, certes, mais qui ont le très efficace (et quadruple) mérite de conserver, noir sur blanc, l’histoire ; d’accomplir ainsi un véritable devoir de mémoire ; de permettre à près de trois mille suppliciés, ne serait-ce qu’indirectement, d’exorciser un tant soit peu des douleurs, de les verbaliser ; donner en partage, enfin, comme une façon de dédramatiser, cette « passionnante envie d’écouter des histoires » – une envie que l’auteur doit à sa famille déracinée. « En quoi cette résistance (anti-israélienne) était-elle plus héroïque et plus honorable que la résistance antisyrienne ou antipalestinienne ? » Véronique Ruggirello a l’honnêteté de poser cette question, comme un écho aux interrogations que ne manqueront pas d’exprimer, naturellement, de nombreux lecteurs. Notamment celles et ceux qui ont encore en mémoire les témoignages, les récits de dizaines d’anciens locataires malgré eux des terribles geôles syriennes. La réponse est claire : « Les motivations du choix de Khiam relèvent d’un parti pris social et politique », explique-t-elle. D’abord, la résistance à l’occupation israélienne, dit-elle, « prête peu à équivoque, l’État hébreu demeurant dans la région l’unique ennemi officiel ». Quant à l’autre paramètre, même si sous-entendu, il est bien plus solide, plus intéressant, plus essentiel : la capacité de survie dans cet espace de non-droit qu’étaient les geôles de Khiam. « Être détenu dans un centre sans existence légale, sans aucune règle et sans échéance est suffisant pour briser, voire anéantir, une vie entière ». Sans aucun doute. Et ce sont ces vies brisées, déchiquetées, interrompues, qu’a tenté de donner en lecture Véronique Ruggirello, ancienne journaliste à l’AFP, aujourd’hui consultante en communication auprès de la délégation de l’Union européenne à Beyrouth. Et le choix des douze anciens prisonniers avec lesquels elle s’est entretenue, elle l’a voulu représentatif de la résistance à l’occupation israélienne. Ce sont ainsi aussi bien des combattants actifs du Front de la résistance nationale libanaise, du Hezbollah ou du Fateh, que des adolescents, des mères ou des sœurs, emprisonnés pour faire parler un frère, un père, un fils. « Lorsqu’on se retrouve occupé, il n’y a que deux choix : soit on résiste, soit on devient collaborateur. » Cet axiome sinon réducteur et simpliste, du moins bien péremptoire, martelé par un ancien détenu, ne laisse, souligne l’auteur, « aucune place au compromis ». Bien plus que le procès de la collaboration qui, bien heureusement, ne l’intéressait pas, Véronique Ruggirello s’est employée à disséquer les mécanismes de résistance. Pour qui ses témoins, « finalement », défiaient-ils la mort, pour qui risquaient-ils de se sacrifier ? « Pour leurs concitoyens ? Leur communauté religieuse ? Pour quel Liban ? Laïc ? Religieux ? Se battaient-ils aussi pour la Palestine ? » C’est autour de cette dernière question – le rêve palestinien – que l’ancienne journaliste consacrera quelques dizaines de pages, tentant de déchiffrer, entre les lignes des différents témoignages qu’elle a recueillis, les relations entre les Libanais et les Palestiniens, et de comprendre un besoin irrépressible d’aller en Palestine, à l’instar de Kifah Afifi (numéro de détention : 2232) : « Je suis née dans l’image de la guerre et j’ai grandi avec la nostalgie de la terre de Palestine », lui a dit cette femme de 31 ans, pétrie de « bonne humeur, de sensualité, de détermination », et qui a accueillie l’auteur, dès le pas de la porte, « avec des éclats de rire » et une énergie débordante. Face à la torture Et puis, plusieurs pages plus tard, il y a le cœur du sujet de Véronique Ruggirello : face à la torture. Ce sont sans doute ces pages-là que les doigts de ses lecteurs chercheront d’abord, en une impulsion qui aurait tous les visages d’un (très) malsain voyeurisme, mais qui, somme toute, ressemble beaucoup à un incroyable besoin de savoir. De confirmer, en lisant les mots d’une Européenne, censée compenser les manques dus au recul, par une quasi-totale neutralité. De garder, surtout, en mémoire, pour que plus jamais cela ne se reproduise. Était-ce vraiment, comme qualifiée par Amnesty International, « la prison de la honte » ? Allait-on réellement sentir, bien obligés, « cette odeur à peine soutenable : un mélange d’urine et de pourriture, végétale, humaine ou animale – impossible à définir » ? Allait-on presque voir, en lisant les différents témoignages, ce « nid », cette « boîte de 90 cm de haut », à l’intérieur de laquelle on forçait le (la) détenu(e) à rester en position fœtale « pendant des heures, parfois des jours entiers » ? Allait-on visualiser l’insupportable « sac » ? Degaulle Choufani (numéro de détention : 7532) parle : « Le sac sur la tête est la première souffrance psychologique que l’on reçoit. C’est l’isolement du monde. l’enfer ne fait que commencer. » À toutes ces appréhensions, une certitude : oui. Véronique Ruggirello, et ce n’est pas là son seul mérite, réussit à juxtaposer aux mots, les siens et ceux des autres, des images, comme un court-métrage, parallèlement à chaque témoignage. On pourrait facilement faire de son récit un film, une fiction. D’autant plus que c’est très souvent sans complaisance, que ce soit dans l’exhibition des malheurs des autres ou dans son apitoiement – à part une réelle et compréhensible empathie avec ses sujets –, que l’auteur raconte. Presque caméra au poing. « Ce n’est pas la torture qui fait mal, c’est l’absence de torture. On ne savait jamais quand notre tour allait arriver. » Cela sans oublier la portée psychologique du premier coup. « Ce qui m’a le plus marquée, c’est la première gifle que j’ai reçue par un interrogateur israélien. Cette gifle ne m’a pas fait mal physiquement, mais psychologiquement. Parce que lorsque l’on est dehors, on pense être le plus fort, mais quand on est confronté à cette gifle, on se rend compte que l’on est impuissant. Notre honneur est touché et on ne peut rien faire. On ne peut pas réagir. » C’est clair, c’est net, c’est simple. Et ça touche au but. Comme lorsque la belle Kifah, en dix mots, « sans détour, sans complexes », dit : « Les miliciens venaient, j’étais attachée, et ils urinaient sur moi. » Comme lorsque Afif explique à l’auteur comment les miliciens procédaient pour les torturer à l’électricité, lorsqu’il recrée, rejoue, revit sa torture. Et ce petit chapitre, magistral de précision : le pas du gardien. De même que cet espace de non temps, édifié par le suc même des geôles, un espace où la mémoire prend toute la place, où l’oubli est totalement prohibé – un espace duquel celui qui sort, quel que soit son âge, son sexe, sa confession, « vient de naître ». Ziyad MAKHOUL Khiam, prison de la honte, par Véronique Ruggirello, 169 pages. Éditions de L’Harmattan. En librairie depuis quelques jours.
Le hasard, disait Roland Barthes, peut parfois engendrer des monstres. Et c’est par le hasard – une rencontre avec un ex-détenu qui racontait « sa » prison à ses concitoyens, venus au Liban-Sud en touristes – que le livre de Véronique Ruggirello a commencé. Son livre, son Khiam, prison de la honte, et la douzaine de témoignages qu’elle a recueillis, les engagements dans...