Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

CORRESPONDANCE Valence se souvient qu’elle fut arabe(photos)

Chaque jeudi, sitôt que sonne le premier coup de midi au Miguelete, le clocher de la cathédrale de Valence, huit hommes ayant revêtu le blouson noir des cultivateurs de la région prennent place en demi-cercle devant la porte des Apôtres. Un comparse aux allures d’huissier les rejoint et, sur un ton déclamatoire, aligne les noms des huit canaux d’irrigation qui traversent la «huerta», vaste plaine fertile à la lisière de la cité. S’avancent alors des plaignants au ton offensif, et des accusés qui se tiennent cois. Au terme d’une brève délibération, une sentence tombe, à l’évidence irrévocable. Non, ce n’est pas du théâtre de rue, même si badauds et touristes se sont attroupés, mais la session hebdomadaire du Tribunal des Eaux, instance unique au monde, au décorum inchangé depuis 960: un anachronisme si savoureux qu’on pourrait aller à Valence à seule fin d’en être témoin. Pour dire à son retour : tel jeudi de l’an de grâce 2002, 1423 de l’hégire, j’y étais! Façon de souscrire à l’adage inversé par Prévert – «Les écrits s’envolent, les paroles restent» – nul greffier ne note la teneur des échanges et, à n’en pas douter, il faut voir là un héritage des Arabes pour qui le verbe eut de toujours prééminence sur l’écrit. Un catalogue de merveilles Si l’on excepte une éphémère Reconquista (de 1004 à 1099) par le légendaire El Cid Campeador, ceux-là furent en effet les maîtres de Valence cinq siècles durant. Agriculteurs, artisans et négociants hors pair, ils lui apportèrent une baraka qui allait perdurer au-delà de leur reddition, le 8 octobre 1238, face à Jacques 1er d’Aragon. Valence continua droit sur sa lancée jusqu’à son âge d’or, le XVe siècle, où elle figura au premier rang des puissances méditerranéennes. Certes, elle devait connaître par la suite quelques revers, dont une crise économique en 1603, après l’expulsion par Philippe III des lointains descendants de ces mêmes Arabes qui, mués en Morisques, avaient continué d’y faire tourner les affaires. En 1865, ce fut au tour d’une épidémie d’y anéantir la sériciculture et, du même coup, l’industrie de la soie. Le salut vint alors de la «huerta», et la culture intensive des oranges – aujourd’hui 40 variétés – lui rendit bientôt sa prospérité. Que cette ville ait pratiquement toujours connu l’opulence et, d’une certaine façon, se soit laissé griser par l’argent, voilà qui se constate au premier coup d’œil : véritable catalogue de merveilles, elle engage l’amateur de litotes à verser sans scrupules dans les superlatifs. Notamment devant la Lonja, classée patrimoine mondial, d’une saisissante beauté avec sa futaie de colonnes hélicoïdales évoquant une palmeraie. Cette ancienne bourse de la soie, édifiée entre 1483 et 1498, n’avait à l’époque d’équivalent pas plus en France qu’en Flandre ou en Italie. Des dizaines d’autres monuments attestent que les Valenciens sont gens bien nés qui ne regardèrent jamais à la dépense et eurent pour mot d’ordre de tout magnifier, y compris l’utilitaire ou le vil quotidien. Rien n’y est donc banal, de l’Estación del Norte (1917), gare grandiose de style «modernista» (Art nouveau), à la Poste (1922) dotée d’une somptueuse coupole, en passant par le Mercado central à l’architecture de fer (1928). À part que c’est le plus vaste d’Europe – 8000 m2 –, il n’existe aussurément pas, d’un point de vue esthétique, plus beau marché couvert au monde. Le «miroir du soleil» Les oranges y ont meilleure mine qu’ailleurs, et l’on peut s’amuser à les pister ici et là pour vérifier que Valence ne se montra pas ingrate envers elles. On les rencontre, de fait, partout: sur les mosaïques de la gare, dans une peinture ornant l’exquise salle de réunion du conseil municipal, ou une toile de Jose Pinazo Martinez, au Musée des beaux-arts... Et puis, tout bêtement, dans les salles à manger d’hôtels où elles dévalent de vertigineux toboggans pour finir leur course dans le presse-agrumes. Le soir, en outre, elles vous aideront à refaire le monde sous la forme d’un nouveau cocktail très prisé, l’«agua de Valencia». Mis à part les édifices financés par l’argent public, ne dirait-on pas que chacun ici souhaita pour lui-même la plus belle des demeures? Ainsi du marquis de Dos Aguas qui se fit construire, au XVIIIe siècle, un palais chirrugaresque à la délirante façade de marbre et d’albâtre sculptés. On lui sait gré d’avoir fait preuve d’une telle mégalomanie, mâtinée d’un goût aussi sûr! Ainsi, plus près de nous, de Blasco Ibáñez, le puissant romancier de La barraca (1894). Éventé par une brise qui apporte la subtile senteur des lauriers bordant la plage de la Malvarrosa, son prétendu «chalet» d’été aux imposantes colonnes néoclassiques a tout, en fait, d’une maison patricienne. Un faux modeste que celui-là! La Malvarrosa n’est qu’à 3 km du centre-ville, ce qui permet à nombre de peintres du dimanche d’aller planter leur chevalet dans le sable et de se faire les lointains émules de Joaquín Sorolla, chef de file de l’école impressionniste espagnole. Pour prendre un bol d’air, il y a aussi, à peine plus éloigné, le splendide parc naturel de La Albufeira, autour d’un lac à roselières. À partir d’un mirador, on peut jouer le jeu et feindre d’y avoir repéré ce point de luminosité optimale dont les poètes arabes faisaient «le miroir du soleil». Un brouhaha permanent Les Valenciens se portent forcément à merveille dans un cadre aussi enchanteur: pétulants, exubérants, à la différence des Castillans ou des Aragonnais qui restent sur leur quant-à-soi. Ce n’est pas sans raison que Hemingway évoqua le «brouhaha» permanent qui règne dans leur ville. Ici, l’extraversion est comme un pari optimiste sur le répondant de l’interlocuteur, lequel ne manque jamais de répondant! Mais c’est au cours des Fallas, la fête la plus extravagante du pays, que chacun donne ici sa pleine mesure. Géniale façon d’accommoder les restes, cette célébration de la Saint-Joseph – à la mi-mars – se proposait à l’origine de faire un sort aux rebuts des ateliers de charpentiers. En résultèrent les Ninots, géants histrioniques qui brocardent férocement des personnalités locales. Avec quelque chose de tribal dans leur comportement, les Valenciens, richement costumés, se déchaînent autour d’eux à travers les rues dans un vacarme de pétards et de feux d’artifice propre à rappeler que leur ville est la capitale mondiale de la pyrotechnie. Mais la vie intérieure dans tout cela? Est-on tenté de leur demander. La pirouette ne se fait pas attendre : «La vie intérieure, on la garde pour soi, par définition. De toute manière, l’essentiel, c’est d’émettre de bonnes vibrations!» S’ils chérissent leur passé, ils misent aussi farouchement sur l’avenir, énumérant les réalisations d’avant-garde qui, par endroits, donnent à leur ville des allures de mutante. Valence entre le zist et le zest, a-t-on envie de dire pour filer une métaphore inspirée par les oranges! Parce que tout nouveau tout beau, il peut se faire qu’à votre arrivée, ils vous emmènent d’abord visiter leur prodigieuse Cité des arts et des sciences, conçue par Santiago Calatrava, le Centre des congrès signé Norman Foster et le Palais de la musique, trois bâtiments à l’architecture résolument futuriste. À vous ensuite d’entreprendre un parcours chronologique en commençant par les vestiges romains qui jouxtent la cathédrale pour finir par une longue déambulation dans le Barrio del Carmen, vieux quartier magnifique quoique passablement décati. La mairie allouant des subventions à qui restaurerait une de ses maisons, à chaque coin de rue, vous serez tenté de vous écrier: «J’achète!» Mirèse AKAR Fous de cloches ! Victor Hugo décrivit Valence comme la ville aux 300 clochers, exagérant un peu pour la commodité d’un chiffre rond. On en comptait en réalité 78, et il n’en reste aujourd’hui qu’une soixantaine. Mais les cloches ne faisant l’objet d’aucun numerus clausus, sur le millier d’entre elles qui sortent chaque année des fonderies espagnoles, 500 finissent dans cette ville où des particuliers les estampillent à leur nom, comme ils feraient broder un monogramme sur une chemise. Épris de précision et de modernité au point d’avoir eu, en 1370, la première horloge municipale du pays, les Valenciens se plaisent à dire que, chez eux, seules deux choses commencent à l’heure : les messes et les corridas. Mais si l’horloge indique le temps civil, ce sont les cloches qui marquent le rythme de la communauté. Celle du Miguelete – 8 tonnes – est là depuis 1539. «Je trouve magique, dit l’ethnologue Frances Llop i Bayo, que nous puissions entendre exactement le même son que ses contemporains du XVIe siècle ! Et, par temps sec, celui-ci porte jusque dans la huerta. Vers 1980, nous avons été quelques-uns à décider de sonner manuellement les cloches, actionnées par un moteur depuis les années 60. Et nous avons créé une association de carillonneurs, Gremi de campaners valencians, aujourd’hui forte de 220 membres. Je gravis moi-même 300 fois par an les 150 marches du Miguelete. Des partitions conservées aux archives de la cathédrale démontrent que si l’on ne peut pas jouer de mélodies avec 4 notes, il est néanmoins possible d’obtenir des combinaisons rythmiques très variées.» Ainsi plus de 4 heures de sonneries de cloches valenciennes occupent-elles le site Internet de l’association (http : www.cult.gva.est/gvc/sonneries.htm). Un merveilleux nuancier, toute la mémoire sonore de la ville ! Directeur de la promotion du patrimoine culturel et artistique au gouvernement régional, Frances Llop i Bayo se félicite de cette loi qui permet là-bas de protéger certaines traditions au même titre que des monuments. «Pour devenir de vrais Européens, nous avons failli renoncer à beaucoup d’entre elles, puis nous nous sommes ravisés, raconte-t-il. Nous cherchons maintenant à sauvegarder notre identité en allant jusqu’à remettre en honneur des processions tombées en désuétude.» M.A.
Chaque jeudi, sitôt que sonne le premier coup de midi au Miguelete, le clocher de la cathédrale de Valence, huit hommes ayant revêtu le blouson noir des cultivateurs de la région prennent place en demi-cercle devant la porte des Apôtres. Un comparse aux allures d’huissier les rejoint et, sur un ton déclamatoire, aligne les noms des huit canaux d’irrigation qui traversent la «huerta»,...