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Actualités - BIOGRAPHIES

REGARD - Hussein Madi : sculptures - Une éthique de la perception

Les artistes sont nos yeux, nos oreilles, nos organes des sens. Sans eux, sans la manière dont ils (re)donnent à voir ce qu’ils voient, à entendre ce qu’ils entendent, nos perceptions resteraient floues, flottantes, indécises. Nous ne pouvons guère en général nous laisser fasciner par un objet au point de passer des heures à l’observer. L’artiste, lui, le fait tout naturellement parce que cette fascination est la source et l’enjeu de son art. Même si, par le suite, il s’ingénie souvent à brouiller les cartes. Le pacte de Hussein Madi avec lui-même a été, dès le début, de ne jamais se laisser détourner de cette patiente contemplation. Non du chatoiement innombrable des apparences, mais de la structure unitaire hautement articulée qui les sous-tend et les soutient. En somme, comprendre la logique interne de la forme et du mouvement plutôt que capter sur le vif tel moment de leur déploiement. Une fois assimilée, cette logique est la clé qui ouvre les portes de potentialités formelles et cinétiques illimitées : toute forme dans l’espace est un système et tout système possède des lois de fonctionnement qu’il suffit de pénétrer pour pouvoir le manipuler dans tous les sens, sans jamais tomber dans l’incohérence. Transtemporel Les nus et les musiciens en terre cuite de Madi, qui datent du début des années 80, mais qui n’ont jamais été exposés auparavant, illustrent, à leur manière, cette appréhension de la forme humaine en tant que volume délimité par des plans, des surfaces planes ou courbes, appréhension qui rejoint celle des antiques auteurs des figurines votives proche-oreintales en terre cuite, sans que cette rencontre ait été délibérée : si Madi a derrière lui toute la tradition de l’art occidental et de l’art musulman, il possède également une sorte de bagage atavique qui fait que ses figures, même si elles traduisent son goût pour l’opulence de la chair féminine, la fermeté des mollets, la puissance des cuisses, la plénitude des ventres, la lourdeur des seins, la générosité des croupes, la flexibilité des dos, semblent émerger d’un chantier archéologique. Malgré leur spécificité, en particulier leur humour, elle possèdent un caractère non point «historique» mais transtemporel et donc, en un sens, intemporel, en raison de la force de leur géométrie constructive. À observer telle jambe tendue obliquement, la rectitude du fémur et l’arrondi du mollet, à la retrouver presque identique dans son mouvement et sa constitution d’arc bandé (cellule germinative archétypale de tout l’œuvre dessiné, peint, gravé et sculpté de Madi, avec les multiples implications de cette opposition élémentaire du rectiligne et du curviligne) dans les sculptures récentes, on saisit au vol le lien entre les figurines massives, aux volumes élémentaires mais pleinement développés, et les figures métalliques où les volumes cèdent la place aux surfaces qui évoquent, avec la science étourdissante de leurs articulations, des volumes virtuels. Zone géométrique paradoxale Ici, il n’y a plus du tout d’épaisseur, sinon celle de la plaque de fer unique dans laquelle la figure, si complexe soit-elle, est découpée à plat avant de se transformer, par la magie de pliages appropriés, en objet dans l’espace. Par un tour de passe-passe, qui vient de longs calculs, de dessins suivis de maquettes sur carton puis sur tôle, Madi transforme en tridimensionnel un objet bidimensionnel. L’illusion demeure, même quand on a percé le jeu, qui ressemble un peu à celui des origamis japonais. Parce que la puissance d’observation, la capacité d’abstraction, la faculté de construction de Madi sont considérables, ces objets, qui habitent une zone géométrique paradoxale, transitionnelle et réversible entre le plan et le volume, qui sont théoriquement susceptibles à tout moment d’être derechef aplatis ou transformés en d’autres figures par la simple réorientation de leurs surfaces, ont une tenue, une rigueur, une justesse, une présence, une vérité étonnantes, sans oublier l’humour omniprésent non seulement dans les postures et mouvements des nus échevelés, des chiens et chats hiératiques, des oiseaux prédateurs, mais même dans les polygones enchaînés qui les constituent. Amour intransigeant Cet humour qui imprègne la géométrie des corps, voire des fruits, lui confère paradoxalement une tendresse et un humanisme qui neutralisent et subliment la dureté tranchante des arêtes et des angles. Les sculptures métalliques qui sont, chacune en soi, autant d’exemples de perfection formelle, rejoignent ainsi les terres cuites dont le primitivisme consciemment assumé, postmoderne si l’on veut, est, lui aussi, porteur d’un message tacite d’humour, de sympathie universelle, d’amour des créatures : taureau, mon frère, pomme, ma sœur. S’il ne les aimait pas d’un amour intransigeant, refusant de pactiser avec l’à-peu-près et le je-ne-sais-quoi, Madi n’aurait jamais réussi à les camper avec autant de clarté et de netteté conceptuelles et formelles, à comprendre et à faire comprendre, visuellement, avec la jubilation que suscite toujours le surgissement de l’évidence irréfutable, combien l’univers sensible est pénétré, réglé, organisé de bout en bout par un univers intelligible : tout est proportion, mesure, nombre, idées, formes, même l’amour. En cela Madi est pythagoricien et platonicien (Platon n’était-il pas allé jusqu’à mettre en équation «l’âme du monde»?). Et il est spinoziste par sa façon d’exposer «more geometrico» cette compréhension qui est une «réforme de l’entendement» esthétique et une véritable «éthique» de la perception. Mais n’est-il pas également husserlien par sa manière de mettre phénoménologiquement le monde «entre parenthèses» pour orienter son intentionnalité sur les «choses mêmes» en «suspendant son jugement» pour laisser émerger en lui leurs «structures propres»? Structures débarrassées de toute arrière-pensée métaphysique (autre que pythagoro-platonicienne) : elles ne veulent rien dire, rien signifier d’autre que ce qu’elles sont. Est-ce à dire, tout cela pris avec un grain de sel, qu’il y a de l’empiriste et du nietzschéen également chez Madi ? En tout cas, par ses présupposés, sa démarche, sa méthode, ses implications, ses résultats, le travail de Madi est non seulement une approche artistique souveraine, indépendante et radicale, mais également une multiple approche philosophique : l’art n’est pas seulement une manière de voir et de faire voir, mais aussi une manière de penser et de faire penser – et dépenser. (Aïda Cherfan Fine Art, centre-ville)
Les artistes sont nos yeux, nos oreilles, nos organes des sens. Sans eux, sans la manière dont ils (re)donnent à voir ce qu’ils voient, à entendre ce qu’ils entendent, nos perceptions resteraient floues, flottantes, indécises. Nous ne pouvons guère en général nous laisser fasciner par un objet au point de passer des heures à l’observer. L’artiste, lui, le fait tout naturellement...