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Actualités - REPORTAGES

TRIBUNE - Télé-Liban : la paille et la poutre - -

En faisant éclater comme il l’a fait le scandale de la société Télé-Liban, le gouvernement a eu à la fois raison et tort. Il a eu raison de sensibiliser l’opinion à l’inadmissible pourrissement de cette société. Il n’a donc pas à se soucier des intentions qu’on lui prête de vouloir la tuer. Télé-Liban est morte depuis longtemps et il est urgent de nous débarrasser de ce cadavre qui se décompose au soleil. Mais le gouvernement a eu tort de se contenter d’un diagnostic incomplet : il a signalé les symptômes du mal qui frappe la télévision publique (mauvaise gestion, clientélisme, déficits cumulés…) mais est resté silencieux sur ses causes. À diagnostic incomplet, thérapeutique inappropriée : le remède prescrit par le dernier Conseil des ministres est pire que le mal qu’il prétend guérir. Faisons donc ce que le gouvernement aurait dû faire et analysons les causes de la mort de Télé-Liban. Pourquoi cette société, dont les premiers bilans attestent qu’elle fut à l’origine un exemple de bonne gestion, en est-elle arrivée là ? Pour le comprendre, il faut remonter à 1978. Il y avait alors deux sociétés privées de télévision : la CLT ou Compagnie libanaise de télévision située à Beyrouth-Ouest et Télé-Orient à l’Est. Très tôt, l’une et l’autre sociétés étaient tombées sous la coupe des milices de leurs régions respectives. Les miliciens avaient pratiquement exproprié les actionnaires. Il n’y avait plus de télévisions privées mais des télévisions miliciennes. La télé était devenue un outil du terrorisme. Elle appelait à la violence et alimentait la tuerie. Le premier souci du nouveau président Sarkis était de pacifier ce front-là, puisqu’il n’avait pas les moyens de pacifier les autres fronts. Il m’a confié cette tâche que j’ai acceptée sans hésiter, car je n’ai pas douté un seul instant que je réussirais à l’accomplir. Contrairement à ce que croyait Sarkis, l’État était, dans cette affaire, plus puissant que les milices. Il avait la puissance financière, avantage d’autant plus décisif que nos télés, boudées par la publicité comme toutes les télés terroristes, étaient dans une situation de faillite que j’ai exploitée sans états d’âme. Indifférent aux demandes d’assistance financière qu’elles me présentaient, j’avais un plan très clair fondé sur quatre principes : 1 – Fusionner les deux sociétés CLT et Télé-Orient pour rendre la guerre des ondes par définition impossible entre elles. 2 – Restaurer les droits des actionnaires en les libérant de la mainmise des milices. 3 – Une fois restaurés, conforter et protéger les droits des actionnaires en faisant prendre à l’État une participation dans le capital de la télé nouvelle, fruit de la fusion des deux sociétés anciennes. 4 – Éviter l’étatisation de la télé en limitant la participation de l’État à 50 % du capital, le reste étant réparti à parts égales (25 % chacune) entre les deux groupes d’actionnaires privés CLT et Télé-Orient. Obligé à se mettre toujours d’accord avec un actionnaire privé au moins, l’État voyait son influence limitée d’autant. C’est dire, l’inspiration foncièrement libérale de toute l’opération. Notre intention était de faire, non une télévision d’État, mais une télévision nationale, appartenant pour moitié à des actionnaires privés et pour moitié à la collectivité nationale représentée par des personnalités désignées certes par l’État mais choisies dans la société civile. Nous voulions surtout que cette télévision soit à l’abri de ce qui, à l’époque, représentait la menace la plus grave et la plus meurtrière pour les libertés publiques : les milices armées. Le résultat de l’opération que j’ai menée de 1978 à 1983 s’exprime en chiffres que tout le monde peut vérifier : – Couverture intégrale du pays par trois chaînes (TL1, TL2, TL3) dont une à vocation culturelle entièrement en langue française. – Quintuplement des heures d’émission qui se sont progressivement étendues à toute la journée. – Instauration de la profitabilité financière étendue aux trois chaînes, y compris la chaîne culturelle française supposée jusque-là condamnée au déficit. Le bilan qu’on m’a remis à ma prise en charge en 1978 faisait apparaître des recettes de 10 millions de LL de l’époque (soit 3,5 millions de dollars) contre 11 millions de LL de dépenses, d’où un déficit de 1 million de LL. Le budget que j’ai remis en 1983 présentait des recettes de 75 millions de LL (23 millions de dollars de l’époque) pour des dépenses de 32 millions de LL, la différence constituant un bénéfice que la télé n’avait vu et n’allait plus jamais revoir. Ce résultat s’explique essentiellement par le fait que, durant toute la durée de mon mandat, l’État, dirigé par l’équipe Sarkis-Hoss-Boutros, a fait preuve à mon égard d’une retenue exemplaire et a respecté scrupuleusement mon indépendance. J’ai pu ainsi diriger Télé-Liban conformément aux normes du droit privé des sociétés, n’ayant de comptes à rendre qu’à mon conseil d’administration. J’ai quitté la télé en 1983. Si elle a si vite périclité, c’est tout simplement que, pour le reste de la décennie 1980, l’État libanais a été conduit de la manière dont on se souvient. À la politique d’union nationale que l’État menait avant 1983 et dont la télé était un élément essentiel a très vite succédé une politique inverse dont l’acte fondateur, le péché originel, a été l’ordre irresponsable donné à l’armée située en zone est de bombarder la zone ouest en février 1984. Le pays était de nouveau coupé en deux, non par les milices cette fois, mais par l’État lui-même qui se comportait comme une milice parmi d’autres. Ce qui était vrai pour l’armée le fut pour la télé : coupée en deux, elle aussi, elle commença sa mort lente, achevée aujourd’hui. Toutes les données qui avaient fait le succès de Télé-Liban jusque-là étaient inversées. Pour la télé, le danger ne procédait plus principalement des milices, mais de l’État : à la stabilité de la direction s’est substitué le remplacement fréquent du PDG; à la parcimonie et la rigueur dans la gestion du personnel a succédé la pléthore des recrutements à base politique ; la retenue des dirigeants à l’égard des journalistes de la télé a fait place aux pressions et intimidations quotidiennes qui ont très tôt fait ressembler le journal de Télé-Liban à celui des pays les plus rétrogrades de la région. Pour finir, l’État dépouillait la société de son caractère d’économie mixte en rachetant les actions détenues par les actionnaires privés, transformant Télé-Liban en société à 100 % étatique. Les bilans que Télé-Liban, comme toute société commerciale, présente chaque année, mesurent ce pourrissement : les deux courbes, précédemment ascendante pour les recettes et descendante pour les dépenses, se sont vite inversées et le déficit a remplacé le bénéfice. C’est dire que les causes premières du mal qui a emporté Télé-Liban sont à rechercher non à l’intérieur de Télé-Liban, mais dans l’État à partir de 1983. Un État qui se comporte comme il s’est comporté alors à l’égard de l’armée coupée en deux, à l’égard de la monnaie nationale vidée de l’essentiel de sa valeur, pouvait-il, dans un domaine aussi délicat que la télévision, avoir une attitude moins primaire que la sienne ? Après avoir vicié de l’intérieur Télé-Liban, l’État l’a dépouillée de ses canaux d’émission qui font partie de son patrimoine social au profit d’entreprises de télévision appartenant à des hommes au pouvoir, confondant ainsi télés publiques et télés privées dans un invraisemblable méli-mélo dont nous avons le monopole mondial : imagine-t-on en France une TéléJospin, en Grande-Bretagne une TéléBlair ? Eh bien nous avons l’équivalent chez nous, en exclusivité internationale et par satellite de surcroît. De même qu’il a, lorsqu’il était mené par certains hommes, rendu possible l’expérience heureuse de Télé-Liban à l’origine, l’État, conduit par d’autre hommes, a présidé ensuite à la faillite de cette expérience. De cette faillite, le gouvernement actuel semble réaliser la gravité. Ses intentions sont peut-être louables, mais son analyse est fausse : si Télé-Liban est en faillite, c’est précisément parce que l’État, depuis plus de quinze ans, la traite comme sa chose, qu’il s’en est même rendu propriétaire à 100 %, qu’il l’a complètement étatisée, fonctionnarisée et viciée comme le reste des administrations publiques. Les dernières décisions du Conseil des ministres, loin de remédier à cet état de choses, l’aggravent et poussent l’étatisation à son paroxysme en intégrant Télé-Liban, déjà truffée de ronds-de-cuir, à un grand ensemble auquel s’ajoutent les milliers de fonctionnaires de la radio d’État que personne n’écoute et de l’Agence nationale d’information que personne ne lit. Il était déjà difficile d’alléger le personnel de chacun de ces organismes pris séparément. Croit-on sérieusement qu’il sera plus aisé de les assainir en bloc ? Si le gouvernement avait voulu faire exprès pour rendre le problème insoluble, il ne s’y serait pas pris autrement. Mail il y a plus grave que cette méconnaissance gouvernementale des rudiments de la gestion des entreprises en crise. Toute cette agitation autour de la télévision et des médias, dans quel cadre s’inscrit-elle ? Ce gouvernement a-t-il, pour le Liban, une vision d’ensemble, une stratégie, une politique à l’heure de la révolution du multimédia ? Ou croit-il sérieusement que nos télévisions supposées privées sont une alternative suffisante à la télévision publique défunte ? N’est-il, en son sein, personne qui perçoive le besoin chez nous d’une télévision à vocation culturelle pour laquelle on pourrait mobiliser les éléments restés valables à Télé-Liban ? Le Coran enseigne que nul ne peut s’arroger le droit de réformer les autres s’il ne se réforme d’abord lui-même. L’Évangile, dans la parabole de la paille et de la poutre, en fait de même. Au vu de leurs décisions en matière de télévision, après les nominations auxquelles ils ont procédé à l’Université et au Conseil de l’audiovisuel, nos trente ministres seraient bien inspirés de relire les Écritures et de méditer leur enseignement.
En faisant éclater comme il l’a fait le scandale de la société Télé-Liban, le gouvernement a eu à la fois raison et tort. Il a eu raison de sensibiliser l’opinion à l’inadmissible pourrissement de cette société. Il n’a donc pas à se soucier des intentions qu’on lui prête de vouloir la tuer. Télé-Liban est morte depuis longtemps et il est urgent de nous...