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Actualités - OPINION

Regard - Khalil Gibran : les horizons du peintre Parenthèse : tableaux à géométrie variable (3)

Ouvrons une parenthèse : bizarrement, il n’existe ni édition critique bilingue des œuvres complètes de Gibran qui fasse autorité, ni un catalogue raisonné de ses peintures et dessins. En l’absence d’un tel recensement systématique et là aussi critique, on continuera à nager en plein arbitraire, en pleine fantaisie et en plein cirage. Ainsi, la sanguine intitulée Auguste Rodin, 1910 dans le catalogue de l’exposition «Khalil Gibran, artiste et visionnaire» à l’Institut du monde arabe à Paris en 1998 devient «Portrait du peintre américain Albert Ryder, 1915» dans le catalogue, sans doute mieux renseigné, de la présente exposition. Le portrait à l’huile Charlotte Teller, ca 1911 à Beyrouth était, à Paris, Hala Hanna-Dagher, ca 1911 ! L’Autocrucifixion, 1914 à Beyrouth était, à Paris, «sans titre, 1912-1914», bien qu’elle soit signé et datée de 1914 ! Pire : la même toile affichait à Paris 84x102 cm qui se réduisent à 63,5x81,2 à Beyrouth ! Est-ce la différence du cadre seulement ? Le fusain de 1914 Pan Crucifié (d’où vient le titre ?) qui est noté «fusain 75x55 cm et daté en bas à droite K. Gibran 1914» était à Paris «sans titre, non daté, aquarelle et fusain sur papier, 27x15 cm» : ici l’effet peu de chagrin est encore plus radical ! Dans le catalogue de Beyrouth, le crucifié est tourné vers la gauche, dans celui de Paris vers la droite. Dans l’un des deux catalogues, le film a été simplement retourné, sans doute pour les besoins de la mise en page. Vessies et lanternes «Le Centaure, 1912-1914, huile sur toile, 102x85 cm» à Paris est à Beyrouth «La Nature penchée sur l’Homme, son Fils, ca 1913, 65x80 cm» ! Même quand on se pique de précision, on fait à côté : le «Sans titre, 1910-1912, 51x35,5 cm» à Paris est à Beyrouth «La Naissance de Dieu (?), 1912-1916, 51,5x35,7 cm» ! «Lâche-moi, huile sur toile, signée et datée en bas à gauche K. Gibran 1914» à Beyrouth était «sans titre, non datée» à Paris ! Pour une fois, les dimensions concordent. Même sur le visage du Prophète les deux catalogues n’arrivent pas à s’entendre : l’esquisse dédicacée «To M.E.H. from K.G. 1920» est de 50x65 cm à Paris et de 36,7x26,3 cm à Beyrouth ! Cet exercice stupéfiant de tableaux à géométrie variable se poursuit, avec l’aquarelle «Le Silence, 1922, 72x57 cm» qui cotait 70x90 cm à Paris. Et les 33x22,5 cm du Don à Beyrouth sont 47x58,5 à Paris. Les 28x41 cm de la Douleur à Beyrouth sont 47,5x40 cm à Paris, les 67x45 cm des Quatre visages de 1925 à Paris s’inversent (admirons le chassé-croisé, à part la fraction 0,5 cm) en 54,5x76 cm à Beyrouth ! Pratiquement toutes les dimensions des œuvres publiées dans les deux catalogues sont différentes, encore un mystère à ajouter aux nombreuses énigmes posées par la vie et l’œuvre du singulier prophète qui, dans un accès subit de lucidité et de sincérité, au cœur d’une forêt profonde, se laissa aller à lâcher un jour devant Mikhail Néaïmé : «I am a false alarm», quelque chose comme «Je suis un bobard» ou comme «Mes lanternes sont des vessies». Excès d’autodénigrement : même ses vessies sont géniales. Mais quelles sont les vessies et quelles les lanternes dans les titres, les dates, les dimensions ? On comprend l’urgence de compiler un catalogue raisonné scientifique qui établirait une fois pour toutes les faits les plus élémentaires et ceux qui le sont moins. Il aiderait, par les comparaisons internes, à situer les œuvres non datées et non signées. (Pourquoi ? Gibran estimait-il qu’elles étaient inachevées, en était-il insatisfait ou est-ce une simple négligence de sa part, une énigme de plus à poser à titre posthume aux érudits ?). Il permettrait de trancher, par exemple, entre les portraits de Rodin, de Ryder et de Rabindranath Tagore : les portraits de ces deux derniers au musée Sursock sont pratiquement identiques : est-ce Ryder, est-ce Tagore, est-ce Rodin ? Sur quelle base juge-t-on qu’il s’agit de deux ou de trois modèles différents quand les dessins sont à ce point ressemblants ? Gibran trichait-il même dans ce domaine ? Apparemment, il exécutait des études qu’il utilisait plus tard : l’aquarelle non datée du profil féminin tendu en avant intitulée Vers l’infini en provenance du Metropolitan Museum of Art représente, d’après le catalogue de Paris, Kamila, la mère de l’artiste. Ce profil se retrouve, identique, mais incliné à 90° dans la peinture Vers l’infini, non signée et non datée du catalogue de Beyrouth. Il s’agit apparemment d’un masque mortuaire. L’aquarelle a-t-elle été exécutée lors du décès de la mère en 1903 ? Reprend-elle un dessin ancien ? Est-elle tardive comme la peinture ou fait-il reculer considérablement la date hypothétique de celle-ci, («avant 1914» ?). Cela pose la question de savoir si la série de peinture «rembrandtiennes» (fonds sombres avec visages et mains fortement éclairés) ne remonterait pas à avant le séjour de Gibran à Paris, contrairement à la thèse qui affirme qu’il n’a pas pratiqué la peinture à l’huile avant 1908. De même, l’aquarelle lumineuse Danse et Rythme non signée, non datée située par le catalogue de Beyrouth vers 1920-1923 possède une réplique dans le lavis à fond sombre «Danse» non signé, non daté situé vers 1923-1931 : est-ce une reprise dans une nouvelle gamme chromatique quelques années plus tard ou les deux œuvres se suivent-elles de près, l’une préparant l’autre ? Les Trois nus non datés de la Jafet Library de l’AUB (dans le catalogue de Paris) sont-ils une étude ou une suite ou une variante de l’illustration du Prophète Le Mariage qui date de 1920-1923 ? Les Quatre visages de 1925 sont-ils le portrait duel de deux femmes différentes ou le portrait pluriel de Mary Haskell : comparé au portrait de 1908 du Telfair Museum of Art, le visage principal, de face, a les mêmes traits, la même expression, la même chevelure, le même regard, la même inclinaison. Comment trancher sans recenser tous les portraits existants ? Seul le travail de recherche impliqué par l’établissement d’un catalogue raisonné peut permettre d’en avoir le cœur net. L’entreprise n’est ni énorme ni impossible : K. Gibran n’a laissé qu’un millier d’œuvres, nombre relativement modeste, et qui ne sont pas trop dispersées. Fermons la parenthèse (musée Sursock).
Ouvrons une parenthèse : bizarrement, il n’existe ni édition critique bilingue des œuvres complètes de Gibran qui fasse autorité, ni un catalogue raisonné de ses peintures et dessins. En l’absence d’un tel recensement systématique et là aussi critique, on continuera à nager en plein arbitraire, en pleine fantaisie et en plein cirage. Ainsi, la sanguine intitulée Auguste...