
Le réalisateur américain David Lynch dans une photo d'archives datant de 2006. Photo AFP
Avec sa houppette – d’abord brune puis blonde-blanche – devenue presque aussi mythique que ses films, David Lynch, qui vient de disparaître récemment à l’âge de 78 ans, laisse indubitablement derrière lui une œuvre aussi biscornue que marquante. Ses œuvres cinématographiques non identifiées ont laissé et laisseront de nombreux spectateurs perplexes, et alimenteront sans doute encore de longues discussions et tentatives de décryptages de scènes, objets symboles ou plans étranges émaillant ses opus devenus cultes en partie, justement, pour cette part d’étrangeté. Mais s’il ne fallait retenir qu’un seul héritage du dandy géant, ce serait à notre humble avis, le mot « lynchéen ». Selon le dictionnaire, il désignerait tout ce qui est « relatif à David Lynch, à son style ou à ses thèmes d’écriture ». Mais que signifie-t-il exactement ? Utilisé tantôt pour qualifier une ambiance surréaliste, tantôt pour souligner un décalage dérangeant dans une situation apparemment banale, cette appellation – qui n’est pas sans dénoter un certain snobisme intellectuel – mérite d’être explorée à travers l’œuvre d’un cinéaste qui a redéfini le langage du cinéma.
Derrière ses airs de dandy égaré dans une fête foraine des années 50, David Lynch était un paradoxe ambulant. Coiffure impeccablement figée, toujours tiré à quatre épingles, il contrastait avec le chaos soigneusement orchestré de ses récits. Quoi qu’il eût pu être tout droit d’une de ses propres créations : un personnage qui semble normal, mais dont l’aura dégage une étrangeté inexplicable. Étrange, voilà un autre adjectif qui lui colle à la peau bien que, paradoxalement, dans ses interviews, on le vît parler avec la sérénité d’un homme fasciné par l’ordinaire. Tout en cultivant un regard perçant sur le bizarre qui s’y cache, bien évidemment, car le schisme entre l’homme et son œuvre n’est pas tellement palpable.
Derrière le normal, l’anormal
« Le « lynchéen » n’est pas une esthétique au sens strict, mais plutôt une sensation », s’accordent à dire de nombreux critiques de cinéma.
Blue Velvet (1986), par exemple, déroule des images où la terre est impeccablement tondue, entourées de barrières blanches comme dans les banlieues chics aux États-Unis. Cependant, derrière cette apparence de sérénité, se cachent… des insectes et plein de mystères. C’est la différence entre la forme et l’invisible qui caractérise le « lynchéen » : un malaise perceptible, une fracture entre le normal et l’anormal.
Mais c’est sans doute dans Twin Peaks que ce phénomène atteint son apogée. La version revisitée du soap opera des années 90 par le maître emmène le spectateur dans une ville apparemment tranquille, où chaque personnage dissimule un abîme de complexité. Lynch nous contraint à plonger dans les profondeurs les plus obscures de la psyché humaine, tout en nous captivant par des scènes surréalistes, comme celle de Log Lady ou celle des rêves de l'Agent Cooper.

Lynch a aussi une manière unique de traduire l’invisible : rêves, souvenirs, pulsions inconscientes. Dans Mulholland Drive (2001), l’illusion hollywoodienne se mue en cauchemar dans un récit en miroir où le spectateur perd ses repères, comme happé dans un vortex onirique. Cette obsession pour les rêves est d’ailleurs au cœur de son cinéma. «Le rêve est l’histoire la plus ancienne du monde», disait ce cinéaste auteur marchand de sable. Et, comme dans un rêve, ses films ne cherchent pas à être cohérents. On l'aura compris : il s’agit d’expériences qui doivent être vécues, et non pas de comprendre.
Certes, le décès de Lynch représente une perte considérable pour le 7e art. Cependant, son impact est omniprésent. Des créations telles que le spectaculaire Midsommar (2019) d’Ari Aster ou Get Out (2017) de Jordan Peele témoignent de héritage « lynchéen » : elles perturbent, captivent et fascinent par leur aptitude à dévoiler le mystère dans la vie quotidienne.
Au final, David Lynch aura introduit une certaine poésie dans le monde du cinéma. Si l’adjectif « lynchéen » reste gravé encore longtemps dans les mémoires et les lexiques, c’est surtout parce qu’il ne produit pas uniquement des films, mais offre plutôt un point de vue bien particulier sur le monde. Un regard qui se situe entre lumière et obscurité, beauté et horreur, rêve et réalité.
David Lynch, créateur de chefs-d’œuvre : le réalisateur emblématique du cinéma américain David Lynch est décédé à 78 ans de causes non révélées par sa famille. Créateur de chefs-d'œuvre comme Elephant Man, Mulholland Drive et la série Twin Peaks, Lynch a marqué de son empreinte le cinéma avec des films à l'atmosphère inquiétante et énigmatique. Son œuvre a captivé un large public et lui a valu de nombreuses distinctions, dont une Palme d'or à Cannes pour Sailor et Lula (1990) et un Oscar d'honneur en 2019. Né en 1946 dans le Montana, il débute sa carrière avec Eraserhead (1977), avant de réaliser des films cultes tels que Elephant Man (1980), qui lui valut huit nominations aux Oscars, et Mulholland Drive (2001), un thriller obsédant qui questionne la réalité d'Hollywood. Son influence s’étend également à la télévision avec Twin Peaks, série qui a révolutionné le genre des séries policières. Lynch avait aussi exploré la méditation transcendantale et d'autres formes d'art, comme la peinture et la musique. L'année dernière, il avait révélé souffrir d'emphysème pulmonaire à cause de ses années de tabagisme. Malgré cela, son héritage cinématographique reste inaltéré. Son dernier film, Inland Empire (2006), fut moins remarqué, et Lynch se concentra par la suite sur d'autres passions créatives. Sa famille a exprimé son chagrin, évoquant la sagesse de l'artiste : « Gardez les yeux sur le donut, pas sur le trou. »