Docteure en psychopathologie, psychologue clinicienne, fondatrice des ateliers d’écriture thérapeutiques à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, expert senior en psycho-trauma et... poète, Nayla Chidiac est l’auteure de plusieurs ouvrages de référence, notamment Ateliers d’écriture thérapeutique (Elsevier Masson, 2010), déjà réédité à plusieurs reprises, et Les Bienfaits de l’écriture, les bienfaits des mots (Odile Jacob, 2022). Ses recueils poétiques, comme Le Pays où les arbres ont peur (2010), La Flûte de haschisch (2019) ou Tu me réveilleras quand je serai morte (2023), sont édités par la Librairie-Galerie Racine. Alors que son pays natal est à nouveau ravagé par la guerre, la spécialiste passe la douloureuse réalité libanaise au crible de ses compétences, de son expérience et de sa sensibilité. De l’effraction traumatique de la guerre à la reconstruction de soi par le tissage des mots pour réparer les liens, elle propose des pistes de réflexion pour mieux appréhender la violence meurtrière à laquelle sont confrontés les Libanais depuis plusieurs semaines.
Alors que la situation ne cesse de se détériorer au Liban ces dernières années, avez-vous ressenti un impact sur votre patientèle ?
J’ai des patients de différents pays et horizons. J’ai commencé à avoir des patients libanais essentiellement après les explosions du 4 août 2020. Pour mes patients libanais, il y a actuellement une réactivation de ce qui a été vécu au moment du 4-Août, une recrudescence des cauchemars et l’apparition de symptômes physiologiques. Mais cette fois, une nouvelle crainte et un nouveau facteur d’épuisement psychique sont à l’ordre du jour : la crainte de la fin de quelque chose, comme si cette guerre allait jouer un tournant décisif quant à la perte potentielle du pays, et l’épuisement bien sûr à cause des nuits blanches et de la présence du bruit incessant des drones qui , d’une certaine manière, contribue à une nouvelle guerre psychologique. Ce qui accentue encore ce climat d’anxiété au Liban, c’est l’absence de cadre étatique. Certes, le tissu social reste solide et bienveillant, le cadre familial, bien que fragilisé, continue de résister, et certains trouvent un réconfort dans la religion. Cependant, aucune structure d’État ne vient encadrer ces efforts. En parallèle, les frontières deviennent de plus en plus perméables aux invasions, par le ciel ou par la terre, créant une double effraction : psychique d’une part, et sur le territoire lui-même d’autre part. Cette défaillance de l’État exacerbe donc l’anxiété.
Les effets de la guerre sont-ils différents entre les Libanais de la diaspora et ceux qui sont sur place ?
Les personnes âgées, notamment celles de plus de 60 ans, ressentent un épuisement profond, exprimant qu’elles « n’en peuvent plus ». Mais l’inquiétude diffère selon la situation géographique des patients. Ceux qui sont restés au Liban s’interrogent sur leur avenir, tandis que ceux qui se trouvent à l’étranger sont souvent envahis par l’inquiétude, voire la culpabilité. Paradoxalement, certains sont récemment retournés au Liban et ont trouvé un certain apaisement. Le retour dans un environnement familier et la proximité des proches apportent un réconfort, tout comme le fait de retrouver un collectif partagé. Ensemble, les Libanais démontrent de grandes ressources. Sur place, il existe une sorte de pulsion de vie collective : la recherche de solutions est active, et l’on se sent moins seul.
À l’étranger, le Libanais fait face à ses propres angoisses tout en devant s’adapter à une vie qui ne correspond pas à sa normalité. Cet effort est épuisant, et certains se retrouvent face à une étrangeté familière. Une patiente s’exprime ainsi : « Je vais au travail, je souris, je fais ce qu’il y a à faire, mais j’ai l’impression de ne plus être comme eux, alors qu’avant j’étais comme eux. » Ce sentiment de fracture entre « avant » et « après » est typique des événements traumatiques.
Comment fonctionnent les ateliers d’écriture ?
La catastrophe se manifeste à un double niveau : l’attaque du monde externe et la mise en échec de la capacité à intégrer et à donner une forme au monde interne en miettes. Rappelons que depuis plusieurs décennies, un nombre croissant d’études scientifiques ont mis en évidence l’intensité et la complexité des périodes de sortie de cataclysme. Les sorties d’enfer se jouent également, et peut-être plus encore, dans la sphère intime. Ce retour à l’intime au sortir de la guerre est synonyme de deuil. L’écriture comme médiation est une création, et créer, c’est pouvoir afficher et ainsi croire en une existence séparée, en une identité personnelle, ce qui souvent fait défaut dans les traumatismes. L’inscription scripturale de l’expérience traumatique dans le champ littéraire peut participer au processus de restauration du moi brisé par le trauma, d’où une reconstruction identitaire par la médiation de l’écriture.
Sans le langage, la pensée reste virtuelle, c’est une puissance vide, sans effet. Le langage devient le corps de la pensée, et nous multiplions les consignes d’écriture, qui ne doivent pas être frontales, pour faire parler de soi.
Le patient nous livre un matériau de travail que nous reprenons ensemble sans l’interpréter, mais en échangeant, en associant. Notre cadre thérapeutique et les différentes règles qui encadrent cette écriture vont donner aux patients la possibilité de continuer à écrire, mais surtout la liberté de ne pas rester enfermé dans cette lente douleur répétitive. Pour tous les écrits, du journal au témoignage, se raconter, est-ce seulement se dire, ou n’est-ce pas surtout se construire ?
En quoi la perception du temps est-elle perturbée dans un contexte traumatique ?
Dans le temps traumatique, tout comme le temps dans d’autres symptomatologies telles que la dépression, le temps est vécu de manière perturbée. Dans le trauma, nous l’avons souvent signalé dans nos différents travaux, il s’agit d’un temps répétitif, en boucle, d’où il est difficile voire impossible de s’extraire. S’il n’y a pas d’écoulement de temps mais sa répétition, il s’agit presque d’un temps mort où se raconter devient impossible. Nous retrouvons l’impasse psychique suivante : écrire ou oublier, écrire ou ne pas écrire. C’est sur ce « ou » que nous allons travailler profondément dans notre thérapeutique. Toutes les consignes diverses et variées ne vont pas favoriser la narration de soi : libre au patient d’écrire sur qui il veut ou ce qu’il veut, néanmoins les consignes à l’intérieur d’un cadre, donc une mise en abyme de contraintes, va favoriser l’assouplissement psychique et ainsi tenter de sortir de la répétition narrative.
Nous ne sommes ni un atelier littéraire ni un atelier à visée de publication, libre au patient d’en faire ce qu’il veut hors du cadre thérapeutique : ses écrits lui appartiennent. Nous visons une mise en route possible du retissage spatio-temporel qui peut dériver d’un traumatisme. C’est comme un trou béant qui peut faire dire aux patients « autant mourir une fois pour toutes », et que l’on peut évoquer par la métaphore du mythe d’Orphée, avec le retour de l’enfer et l’enfer du retour.
Même s’il y a pour certains le besoin de témoigner, c’est surtout une forme de sublimation qui s’opère dans la rédaction de leur écrit, dans la mesure où l’écriture est une forme de mise en sens du trauma adressée à l’autre.
Quelles structures proposent des ateliers d’écriture thérapeutique au Liban ?
Il y a l’association ATVL (Association des victimes du terrorisme au Liban), dirigée par Odette et Roula Hélou, que j’ai formées, qui intervient à la demande. Ce qui est extraordinaire au Liban, c’est la vivacité de la scène artistique, or le lien se développe grâce à la création.
Dans la situation actuelle du Liban, les patients en sont même à réfuter et refuser le mot « résilience » qu’ils considèrent, à juste titre, comme une étiquette qui leur porte préjudice. Ils sont « à bout », et seuls les mots peuvent faire face au désastre. Lorsque la mort survient, ou que l’on a failli mourir, la pensée est pulvérisée, le langage mutilé. Raconter une histoire, narrer, peut dans un premier temps cathartique accueillir l’indicible dans un cadre rassurant et étayant, avant de tendre vers la transformation. Car c’est ce vers quoi tendent nos ateliers d’écriture thérapeutique : la transformation qui donnera forme à l’informe, qui tentera d’instaurer de l’ordre dans le chaos.
Sur quel sujet portera votre prochain livre, prévu pour janvier 2025 ?
Il concerne la guerre et l’écriture. Ateliers d’écriture thérapeutique, paru en 2010, est un ouvrage scientifique qui pose une méthode clinique et les fondations de ma théorie. Les Bienfaits de l’écriture, les bienfaits des mots en propose une version grand public, avec des exercices et des cas pratiques. L’Écriture et la guerre proposera une approche différente. Il s’agit d’un abécédaire de 26 auteurs qui ont vécu la guerre d’une manière ou d’une autre, et qui explorent des formes d’écriture différentes. Parmi les auteurs libanais, figurent Vénus Khoury-Ghata et Wajdi Mouawad, mais on y retrouve Blaise Cendrars, Andrei Kourkov et bien d’autres.