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Souviens-toi que tu vas partir


Longer la mer, du nord vers le sud. Passer devant la blessure béante du port de Beyrouth. Trois repères : les chicots résiduels des fiers silos de naguère, le géant de tôle de Nadim Karam portant son oiseau déchiqueté et la statue de l’Émigré qu’étrangement rien n’a ébranlée, ni l’explosion, ni la fumée, ni les flammes. Cette triade est donc composée du dernier témoin, en forme de sinistre ruine, de la monstrueuse et sans aucun doute criminelle catastrophe du 4 août 2020, d’un monument de la Consolation et d’une statue de la Fatalité.

Le petit bonhomme en sarouel, se dirigeant d’un pas confiant, avec son petit balluchon, vers le port de Beyrouth, devient franchement agaçant. Sa façon d’émerger sans une égratignure du désert de cendres, de la débâcle de pierre et de métal, avait déjà tout de la provocation. On a toujours l’impression qu’il va traverser l’autoroute, sans regarder ni à gauche ni à droite, indifférent à la circulation. On pourrait l’emboutir que cela ne lui ferait ni chaud ni froid. Il se donnerait une pichenette à l’épaule et se relèverait, déterminé, pour faire la seule chose qu’il sait faire : surveiller la mer, attendre un bateau. On aurait pu graver sur son socle : « Libanais, souviens-toi que tu vas partir. » Une « vanité » faite pour nous. Certains jours plus sombres que d’autres, où nos émigrés, exilés, expatriés ou ce qu’on veut les appeler, nous manquent plus cruellement que d’habitude, ce fichu bronze de l’après-guerre, offert par le Centro Libanés de Mexico en 2003, nous met les larmes. Il nous jette à la face un présage selon lequel nos maisons ne seront jamais nos maisons, ni nos « familles, nos familles, ni la langue que nous parlons, notre langue, ni nos arbres, les arbres que nous avons vus pousser et atteindre notre âge, ni surtout, les êtres que nous avons mis au monde, nos enfants. Tout cela, au Liban, n’est fait que pour être quitté. Et puis d’ailleurs, « partir », chez nous, se dit « quitter ».

On raconte que nos aïeux, embarqués longtemps avant nous sur des bateaux en partance pour les États-Unis, ce rêve confus, et ayant accosté qui en Amérique latine, qui en quelque pays d’Afrique selon le bon vouloir du capitaine, avaient serré dans leurs maigres bagages une radio qui continuerait, espéraient-ils, à parler la langue de leur mère. C’est dire la solitude à laquelle ils se préparaient, à des milliers de lieues du berceau et des mûriers qui continuaient à fleurir pour personne. Leurs lettres mettaient des mois à arriver. Celles qui leur parvenaient en leur lointain et qui disaient « nous allons tous bien », étaient déjà obsolètes. Elles ne racontaient ni la mort de la vache ni l’agonie du père, la maladie du dernier-né, la brutalité des soldats turcs ou la faim. Plus tard, à ceux qui étaient partis pendant la guerre de 1975, on enregistrait des cassettes que d’autres candidats au départ avaient la gentillesse de leur remettre en main propre. Les applications de messageries gratuites, la possibilité de communiquer par vidéo sont des miracles qu’on n’aurait même pas imaginés en ces temps de séparations plus ou moins radicales.

Mais l’été est bientôt à nos fenêtres et les avions sont pleins. Pas de touristes, on s’en doute, avec l’épée de Damoclès qui se balance dangereusement au-dessus de nos têtes, le Sud en flammes et les drones israéliens qui explosent des véhicules « suspects ». Non, les avions ramènent nos enfants qui se sentent en sécurité avec nous malgré les risques. Un poète arabe du premier siècle, Hittan ben Almualla Atta’i, a écrit ces vers où s’exprime, avec une incroyable précision, le sentiment qui nous tenaille en leur absence : « Nos enfants sont nos entrailles qui marchent sur la terre. Qu’un coup de vent les touche et nos paupières sont incapables de se fermer. » Nos entrailles arrivent par les airs. Pourrons-nous enfin relâcher nos paupières ?

Longer la mer, du nord vers le sud. Passer devant la blessure béante du port de Beyrouth. Trois repères : les chicots résiduels des fiers silos de naguère, le géant de tôle de Nadim Karam portant son oiseau déchiqueté et la statue de l’Émigré qu’étrangement rien n’a ébranlée, ni l’explosion, ni la fumée, ni les flammes. Cette triade est donc composée du dernier...
commentaires (2)

Libanais errant, souviens-toi que tu vas revenir. Tu vas faire le tour du monde, prendre provisoirement racine ailleurs, te naturaliser, et puis finalement revenir dans un Liban de migrants. Revenir ? Le Libanais est partout chez lui dans le monde, sauf au Liban. Il emporte son mode de vie, sa manière d’être, sa cuisine, (rien qu’à Paris, le nombre de restos libanais !) son accent tonique, et lit l’Orient-Le jour. Tu rentreras selon quelle loi au retour ? Loi non écrite ? Oui, "Libanais, souviens-toi que tu vas partir". Libanais ! "Souviens-toi", comme au Québec, mais dès ton arrivée.

NABIL

10 h 23, le 23 mai 2024

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Commentaires (2)

  • Libanais errant, souviens-toi que tu vas revenir. Tu vas faire le tour du monde, prendre provisoirement racine ailleurs, te naturaliser, et puis finalement revenir dans un Liban de migrants. Revenir ? Le Libanais est partout chez lui dans le monde, sauf au Liban. Il emporte son mode de vie, sa manière d’être, sa cuisine, (rien qu’à Paris, le nombre de restos libanais !) son accent tonique, et lit l’Orient-Le jour. Tu rentreras selon quelle loi au retour ? Loi non écrite ? Oui, "Libanais, souviens-toi que tu vas partir". Libanais ! "Souviens-toi", comme au Québec, mais dès ton arrivée.

    NABIL

    10 h 23, le 23 mai 2024

  • Sublime texte, exprimant les sentiments des Libanais continuellement torturés par leur réalité. Quelle touchante sensibilité de Fifi ABOU DIB qui exprime la force et la vulnérabilité de notre peuple face à son mauvais sort. L'humanité reste notre plus précieux trésor . Merci Fifi ABOU DIB de nous le rappeler.

    Ramzi Salman

    04 h 12, le 23 mai 2024

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