Comment ai-je découvert l’écoféminisme ? Cela a pris un certain temps. Je suis philosophe et je travaille depuis 1992 sur l’éthique environnementale, une réflexion sur les rapports moraux entre l’homme et la nature (les hommes ont-ils des devoirs vis-à-vis de la nature, celle-ci a-t-elle des droits à leur égard ? Sur quoi sont-ils fondés?). C’est une nouvelle réflexion philosophique qui s’est surtout développée dans les pays anglophones (États-Unis, Australie, Grande-Bretagne) à partir des années 1970. Dans la diversité des courants qui la composent, j’avais aperçu qu’il y avait un courant qui se disait écoféministe, mais je ne comprenais pas très bien de quoi il s’agissait. Pourquoi les femmes auraient-elles, plus que les hommes, vocation à protéger la nature ? Serait-ce qu’elles sont plus naturelles que les hommes ? C’est absurde. Je suis française et j’ai grandi en ayant en tête la phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Les femmes ne sont ni moins ni plus naturelles que les hommes, et quand on fait allusion à leur nature, c’est généralement pour justifier leur infériorité supposée.
Ce sont des mouvements de femmes dans le Sud global qui ont retenu mon attention. Le mouvement Chipko en Inde, notamment, dans les années 1980, soutenu par la biologiste Vandana Shiva : des femmes se sont mobilisées pour protester contre l’abattage des arbres et elles les ont entourés de leurs bras pour les protéger. Et, ce faisant, elles se défendaient elles-mêmes et leur milieu de vie. La forêt est source de nourriture, elles y trouvent du bois de chauffage. C’est de la même façon qu’au Kenya, Wangari Muta Maathai organisait des mouvements de femmes pour la reforestation (The Green Belt Movement). Ce n’est pas que ces femmes sont plus naturelles que les hommes, c’est que, dans leurs conditions de vie, particulièrement dans le Sud global où l’agriculture familiale de subsistance est faite par les femmes, elles souffrent d’un développement qui profite aux plus riches et se fait au détriment des agricultures de subsistance. Elles souffrent aussi dans leur capacité reproductive car elles sont les cibles d’injonctions contradictoires : il y a à la fois une injonction politique pour diminuer les naissances et une injonction religieuse interdisant l’avortement ou le contrôle des naissances. On s’adresse à elles comme si elles n’avaient aucune volonté propre, on les traite comme on traite la nature, en les dominant. Quand elles luttent pour la nature (quand elles protègent les arbres), elles luttent aussi pour elles, elles défendent leur milieu de vie.
J’ai enquêté sur toutes ces luttes qui, un peu partout dans le monde, mobilisent des femmes autour d’objectifs écologiques, qu’ils soient globaux, comme les mobilisations antinucléaires aux États-Unis dont l’activiste Starhawk a répandu le modèle, ou plus portés sur des questions locales de subsistance, des luttes contre l’extension des industries extractivistes, notamment en Amérique du Sud, où les violences faites aux femmes se multiplient en même temps que progressent les nouvelles exploitations minières. Ce qu’il y a en commun à tous ces mouvements, c’est le lien fort qu’il y a entre la domination sur les femmes (le patriarcat) et la domination capitaliste de la nature (l’extractivisme, la monoculture, la production forcée).
J’ai alors mieux compris la place de l’écoféminisme dans l’éthique environnementale. Ce sont surtout des hommes qui avaient lancé ces réflexions dans les années 1970. Puis ce sont des femmes, des philosophes, comme Karren Warren ou Val Plumwood, qui leur ont posé une question en retour : « Vous parlez des rapports de l’homme à la nature, c’est très bien, mais quand vous parlez de « l’homme », de qui parlez-vous exactement ? De l’homme en général ? De l’homme par opposition à la femme ? Croyez-vous que, si vous ne répondez pas à cette question, vous pourrez vraiment améliorer les rapports de l’homme à la nature ? » Elles lançaient ainsi l’idée, qui valait aussi pour les féministes, qu’on ne libérerait pas les femmes sans libérer la nature, et réciproquement. Rapprocher la question des femmes de celle de la nature, c’est faire apparaître leur commune domination, c’est aussi faire surgir quantité de questions nouvelles : sur ce qu’il en est exactement de la nature, sur le pouvoir des femmes ou leur puissance… tout ce qui s’invente dans ces luttes de femmes sur des questions écologiques.
J’ai commencé à écrire en 2010 des articles dans des journaux très spécialisés. L’écoféminisme était à peu près inconnu en France. Mais en 2015, un peu avant la COP21 qui devait se tenir au Bourget, une mobilisation importante a eu lieu dans le monde entier pour exiger qu’on parvienne à un accord. Des groupes écoféministes se sont joints aux manifestations, et l’idée est arrivée en France où elle a eu beaucoup de succès. Les groupes écoféministes se sont multipliés, dans des mobilisations et des pratiques nouvelles. On a découvert que le mot avait été inventé en France, par une militante et écrivaine, Françoise d’Eaubonne, dans le livre Le Féminisme ou la mort (éditions Horay) paru en 1974. Elle y établissait le lien entre le capitalisme qui s’approprie la fertilité de la terre et le patriarcat qui met la main sur la fécondité des femmes. Elle a essayé de lancer un mouvement, mais à l’époque, cela n’a pas pris. Maintenant, on la redécouvre. C’était une grande admiratrice de Simone de Beauvoir et elle ne voyait pas de contradiction à ce que les femmes et la nature se défendent, ensemble. Il n’y pas de raison d’opposer la vie et la liberté.
Catherine Larrère est philosophe et professeur émérite à la Sorbonne