
Etel Adnan à Paris en 1955. Photo d'archives L'OLJ
Auteure d’une œuvre protéiforme écrite en français ou en anglais et souvent autotraduite, Etel Adnan (1925-2021) portait en elle un condensé de différentes époques, de différentes civilisations. Son chaudron culturel a en effet fortement marqué son œuvre. Que ce soient ses écrits, en poésie ou en prose, ou sa peinture, d’apparence simple, mais transcendante. Un peu à l’image de sa forte personnalité, à la fois discrète et volontaire.
C’est en 1964, le mercredi 5 août plus précisément, que le nom d’Etel Adnan est mentionné pour la première fois dans la page 4 de L’Orient. Un espace qui s’intitulait « Aux quatre vents de Beyrouth » et semait ainsi des nouvelles de la scène artistique libanaise.
« America, America, vue par une universitaire libanaise », dit le titre imprimé dans la police d’écriture « vieux journal ». L’interlocutrice de l’auteur(e) inconnu(e) du billet : Etel Adnan, jeune femme libanaise installée depuis près de dix ans en Amérique. Suivent une dizaine de lignes dans lesquelles la professeure de philosophie et humanité au Dominican College de San Rafael (dans la région de San Francisco) explique pourquoi les conditions de travail en Amérique sont « admirables ».
Quatre ans plus tard, dans le quotidien Le Jour, le vendredi 9 août 1968, dans la page intitulée : « Culture du monde entier », entre un hommage au poète récemment disparu Béchara el-Khoury (connu également sous le pseudonyme el-Akhtal el-Saghir) et un billet sur le patrimoine africain et le théâtre, à côté de deux ou trois poèmes traduits de l’arabe, un petit encart consacré à une jeune femme née à Beyrouth, vivant aux États-Unis – mais qui « garde toujours sa nationalité libanaise » – où elle a publié, L’année dernière, en 1967) un recueil de poèmes intitulé : Moonshots. « Amie des peintres libanais – et peintre elle-même – Etel Adnan a visité les ateliers de certains d'entre eux et elle communique, ci-dessous, ses impressions », lit-on en guise d’introduction.
Etel Adnan, une voix poétique singulière et puissante. Photo DR
Les deux journaux concurrents à l’époque – L’Orient et Le Jour, avant leur fusion en 1971, se disputaient à l’évidence la plume de cette jeune femme d’une immense culture, qui promenait sa différence dans une capitale en proie à un bouillonnement culturel sans précédent.
La « réplique » de L’Orient ne tarde pas. Le jeudi 15 août 1968, à la une du journal, une photo étalée sur 3 colonnes montre Etel Adnan et Cici Sursock en train de peindre une toile à quatre mains. L’article explique que Adnan en a eu l’idée après avoir effectué un séminaire de peinture collective chez un sculpteur américain, Dick O’Hanlon.
Qu'elle soit en Californie où elle enseigne la philosophie, ou en vacances au Liban, son pays d’origine, Etel Adnan ne manque jamais de souligner de sa plume très personnelle les événements marquants de la saison. Les deux quotidiens francophones convoitent sa collaboration.
Mais le fouilleur des archives remarquera son penchant certain pour L’Orient, peut-être à cause de son amitié avec Amale Naccache, la fille du cofondateur du journal Georges Naccache. C’est donc dans ces colonnes-là qu’elle rend tantôt un hommage au compositeur et chef d’orchestre polonais Krzysztof Penderecki, tantôt à Bader Chaker Essayab sous la forme d’un leporello chinois (livre d’artiste en accordéon). L'Occident et l'Orient, ici et là-bas, dont Adnan se situe aux confluents et en devient en quelque sorte une porte-parole attitrée.
Mercredi 28 novembre 1973. Un article de Christiane Saleh sur la première exposition libanaise d’Etel Adnan occupe une grande partie de la page culturelle. « Il est intéressant de constater comment Etel Adnan, poète engagée, essayiste virulente, a choisi pour sa peinture ce qu’il est convenu d'appeler la forme abstraite, c'est-à-dire ces volumes et ces jeux de composition d'abord intellectuels et apparemment dégagés de toute émotion », analyse avec finesse la journaliste.
Le jeudi 7 mars 1974, Etel Adnan signe un article sur le peintre Assem Stetié qui exposait à Gallery One, le premier d’une série de « chroniques artistiques » qui témoignent du dynamisme culturel de la capitale libanaise. « Parce que, dit-elle, aujourd’hui, Beyrouth pourrait bien être l’Alexandrie de Durell. Il suffit de créer un mythe, les éléments y sont. »
Cet article consolide une collaboration avec L’Orient-Le Jour qui, même après le départ d’Etel Adnan du Liban en 1976, s’est poursuivie sporadiquement. Elle envoyait souvent des correspondances de Paris, pour applaudir la représentation de la pièce de Saadallah Wannous Rituels pour des signes et métamorphoses dans une mise en scène de Nidal al-Achkar (en 1997), ou encore pour livrer une fiche de lecture de Vergers d’exil (aux éditions Geuthner), un recueil de textes concernant Gabriel Bounoure, fondateur de l’École supérieure des lettres de Beyrouth ; ou, plus récemment, en 2018, un commentaire dans la page « Idées » sur le processus électoral libanais.
L’apocalypse arabe dans « L’Orient »
Parmi les écrits de Adnan, c'est sans doute ce qu'elle publie un certain 25 décembre 1968 qui retient notre attention. Avec une prose puissante et évocatrice, Etel Adnan invite les lecteurs de L’Orient à réfléchir sur les cicatrices de l’histoire et les espoirs de rédemption dans un monde déchiré par la violence et la souffrance. Son poème est publié sur une page entière. Il s’intitule Jébu. Elle a entamé son écriture fin 1967, juste après la guerre israélo-arabe des Six-Jours. Empruntant le style et la tonalité des récits apocalyptiques juifs et chrétiens, elle décrit avec une poésie crue et saisissante les scènes de violence, les cris des victimes et la désolation des lieux. Mais au milieu de cette apocalypse moderne, Etel Adnan parvient également à capturer des moments de beauté et de résistance, où la dignité humaine brille malgré l’obscurité qui l'entoure.
Publiés en primeur dans ce journal, ce n’est qu’en 1971 que les poèmes sur la Palestine d’Etel Adnan seront publiés aux éditions P.S. Oswald à Paris.
Dans un entretien avec la cinéaste Jocelyne Saab en février 2013, Adnan avait expliqué : « Ce poème, je l’ai écrit fin 1967. Je me suis dit : Cette défaite est le début d’une spirale de défaites. C’était un tournant dans l’histoire arabe. C’était le début d’une catastrophe sans fin. En 1976, j’ai écrit L’Apocalypse arabe. Mais Jébu, c’est déjà l’Apocalypse des Arabes, pas seulement la défaite des Palestiniens. »
Le dimanche 7 mars 1971, Etel Adnan publie dans L’Orient-Le Jour L’Express Beyrouth enfer, un poème où elle décrit Beyrouth « comme une ville magicienne qui agit sur le monde comme un mauvais sort ».
Aujourd’hui, nous pouvons considérer à titre rétrospectif sa trilogie apocalyptique composée de : Jébu (1967), L’Express Beyrouth enfer (1970) et L’Apocalypse arabe (1975-1976). Une œuvre fondatrice, composée de poèmes sur la guerre certes, mais bien plus que cela. C’est une méditation profonde sur la nature de l’humanité et sur les défis auxquels elle est confrontée dans un monde en proie au chaos et à la destruction.
Dans Jébu, dont des extraits sont publiés ci-dessous, comme dans son œuvre en général, sa manière de contempler le monde se situe au croisement de ses identités orientale et américaine adoptive. Elle y puise une colère teintée de cynisme. Sa voix résonne avec justesse, aujourd'hui encore plus que jamais.
Écoutons la poète :
Villes mortes du XXIe siècle
Beyrouth et Tel-Aviv !
Ces jours-ci il faut apprendre à
compter si l'on veut survivre
compter les tortures de Sarafand
dans les coupures géologiques de
l'Asie occidentale des vautours
remercient le ciel de l'abondance
de leur nourriture : plus d'Arabes
morts que de cailloux dans ce désert !
Nous avons fait l'apprentissage de la
douleur à Alger vécu au moment heureux
et il nous faut recommencer.
Bruits...
Nous allons atomiser les montagnes pour
qu'il n'y ait plus de révélations
la vérité sortira d'un puits
Jébu commande aux spectres qui le poursuivent
de se dissoudre dans la paraffine des
pharmacies de quartier
le vent se lève...
ô monothéisme géométrique que Jébu annonce
la faim
la honte
la soif
la peur
la maladie
la solitude
la folie
cargaisons de vaisseaux solaires
dans la zone franche de Beyrouth
nos navires sont des automobiles blindées
que nos hommes conduisent sur les
pistes du ciel le ciel est un océan où
ils se noient le malheur est une trompette
de Jazz qui hurle sur la place des Canons
... mais nous avons déplacé le ciel
ils ne savent pas que le vent
est un oiseau qui nage
obscurément l'honneur de nos enfants
s'engloutissait dans nos fleuves tranquilles
c'est au fond d'un marécage que j'ai rencontré
mon peuple et j'ai sonné la libération
maintenant je vous annonce :
le napalm
la faim
la ruse de l'ennemi
les avions au vol bas la dynamite de nuit
la torture
et plus de morts que de larves dans un étang
pourri
nous sommes coupables d'innocence
j'annonce aussi :
la marche en retour des morts
les fusils portés par des fantômes
les plantes qui ne poussent qu'en hiver
un char fait de mélasse qui va percer le front
et les soldats de l'an deux mille
le désordre créateur
est notre entêtement divin (...)
...
J'ai vu les villages de ma génération aux noms de femmes:
Samua Kuneitra Kalkilya
avorter des enfants morts :
ô rapaces aux yeux étrangers buveurs de bitume
vous n'avez en abondance que la haine et sur
les pistes où les serpents ne trouvent pas à
manger vous avez forcé les femmes de Jéricho
à mastiquer des diamants les Arabes ne sont
donc qu'un mirage qui dure !
Au début du monde Jébu fut mis à mort
mais ses yeux sont le Tigre et l'Euphrate, son ventre
est la Syrie, son arête sexuelle est le
Jourdain, sa longue jambe est la vallée du Nil
un pied à Marrakech
le cœur saignant enchâssé à La Mecque
ses cheveux poussent encore sur le Sannine
la radiographie de son être le jour d'Hiroshima
comme une sueur apparut sur le mur de Jérusalem
Je sais
la lune totale
la tristesse au ralenti
des arcs-en-ciel empoisonnés
les visages trahis remplissant les
écrans des nouvelles tournées vers
un ciel de vautours comme s'il y avait
encore d'autre messie à attendre que le
bombardier
l'exil total.
Je sais
les cercueils marchant vers la mosquée
dans une ville où les roses sont arrosées
de gaz
les capitales étrangères qui sont des
abeilles mourantes sécrétant leurs mensonges
et la lune totale
refermant ses griffes sur la tribu
La chaleur torride du premier roi de
Jérusalem – astronaute revenu de la Lune qu'il
habita solitaire abandonnant aux murs des cratères
des écritures fermées – est encore collée au
visage de la neige cosmique
buveurs d'urine, buveurs de sang, buveurs
de pétrole parvenus du napalm, nouveaux
riches de la torture. Gilgamesh va planter
son épée entre vos yeux
La cité vêtue de vent de larmes de rayons ultraviolets
tremble...
La Palestine mère des nations est une pestilence
glorifiée avec des tumeurs solaires sur le visage
et des viols répétés dans le ventre