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Nos Lecteurs ont la Parole

Philippe Eddé, le bienfaiteur des Arméniens de Diyarbakir

La pure noblesse humaine consiste à agir instantanément et spontanément pour venir en aide à des personnes en détresse au risque de sa vie, sans forcément se mettre en évidence et sans nécessairement attendre de récompense en contrepartie. Un exemple saillant d’une personne qui incarne ce sublime mélange d’héroïsme et d’altruisme est Philippe Eddé, mon grand-père maternel.

Son nom ne figure pas dans les annales de l’histoire du Proche-Orient. Toutefois, à l’instar du président Émile Eddé (son cousin germain) et du président Alfred Naccache (son beau-frère), Philippe Eddé est un bel esprit distingué et cultivé. Ce brillant élève des pères jésuites se démarque par son irréprochable intégrité et sa remarquable humanité. Sa carrière fulgurante le propulse au sommet de la Banque de Syrie et du Grand Liban, précurseur de l’actuelle Banque du Liban. Son illustre parcours professionnel est donc riche d’actions et d’émotions.

Un des faits marquants de la vie de Philippe Eddé débute en 1915 lorsque la Première Guerre mondiale fait rage en Europe. Durant cette époque tumultueuse de l’histoire, Philippe Eddé, alors un célibataire âgé d’environ une trentaine d’années, se trouve providentiellement à Diyarbakir (dans la Turquie actuelle), occupant le poste important de directeur d’une filiale de la Banque impériale ottomane. Durant son séjour, il se lie d’amitié avec le gouverneur (wali) Reshid de la région de Diyarbakir, jouant régulièrement au bridge avec lui. Initialement, il ignore la nature lugubre du gouverneur Reshid. En effet, ce triste gouverneur sera responsable de la déportation et de la mort de plus de 150 000 Arméniens, Assyriens et d’autres chrétiens, soit plus de 90 % de la population chrétienne de la province de Diyarbakir.

Le gouverneur Reshid se révèle être non seulement un personnage monstrueux, mais également un bandit crapuleux. En dehors du cadre officiel de ses fonctions administratives, il n’hésite pas à mobiliser ses propres hommes de main pour persécuter massivement les Arméniens et d’autres chrétiens de Diyarbakir. L’un de ses principaux modes opératoires consiste à dépouiller cyniquement ses victimes de leurs biens précieux, que ce soit en les massacrant impitoyablement ou en les exilant massivement. Mais au lieu de restituer le butin au gouvernement central ottoman, comme il se doit, il se l’approprie pour son compte personnel, ce qui lui permet d’accumuler rapidement une fortune considérable.

Une part importante de la richesse des Arméniens, principalement constituée d’or, mais aussi de bijoux et de pierres précieuses, est entreposée dans les coffres de la filiale de la Banque impériale ottomane à Diyarbakir dont Philippe Eddé, en tant que directeur de la filiale, est le digne garant. Le gouverneur Reshid convoite perfidement et avidement cette fortune. Néanmoins, ses nombreux stratagèmes machiavéliques sont contrecarrés par la consciencieuse vigilance et la soigneuse prudence de Philippe Eddé.

Le gouverneur Reshid décide alors de se débarrasser de Philippe Eddé, ce jeune directeur de banque encombrant et contrariant. Un soir, il envoie des tueurs à gages pour le liquider à son domicile. Cette nuit-là, Philippe fait un rêve étrange dans lequel sa propre mère l’implore de se réveiller prestement car il est en imminent danger de mort. En effet, il se réveille à temps, ce qui lui permet d’échapper de justesse aux griffes du lugubre destin.

En un temps record et avec l’aide de quelques employés dévoués, Philippe Eddé élabore un plan audacieux pour rapatrier la richesse des Arméniens de Diyarbakir vers le Liban, à l’abri de l’appétit insatiable du gouverneur Reshid. Il organise un convoi de mules chargées du trésor des Arméniens pour entreprendre ce long et périlleux voyage semé d’embûches à travers les montagnes et les déserts. Après maintes péripéties, la richesse des Arméniens arrive enfin à bon port dans la ville de Beyrouth, où elle est restituée intégralement au profit de la communauté arménienne.

Quant au destin du sinistre gouverneur Reshid, son sort sera scellé peu après la capitulation ottomane face aux Alliés. En novembre 1918, il est arrêté et incarcéré dans une prison de Constantinople pour ses crimes innombrables et abominables contre l’humanité. Niant les accusations portées contre lui, il réussit à s’évader de son incarcération en janvier 1919. Ce n’est que partie remise car il est à nouveau traqué et acculé par les autorités gouvernementales. Il décide alors de mettre fin à sa pathétique existence en se tirant une balle dans la tête.

Finalement, sans l’intervention téméraire de Philippe Eddé, une part significative de la richesse des Arméniens de Diyarbakir aurait disparu dans la nature. Il est dommage que cet homme généreux et courageux n’ait pas consigné cette extraordinaire aventure, qui transcende les frontières et les barrières, dans un ouvrage inédit. C’est peut-être par modestie qu’il a choisi l’anonymat. Néanmoins, il est à espérer que ce témoignage familial puisse enfin mettre en lumière un événement authentique fort significatif et dont le héros principal est un bon samaritain agissant bravement et discrètement dans les sombres coulisses de l’histoire.


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La pure noblesse humaine consiste à agir instantanément et spontanément pour venir en aide à des personnes en détresse au risque de sa vie, sans forcément se mettre en évidence et sans nécessairement attendre de récompense en contrepartie. Un exemple saillant d’une personne qui incarne ce sublime mélange d’héroïsme et d’altruisme est Philippe Eddé, mon grand-père maternel.Son...

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Eleni Caridopoulou

17 h 48, le 27 mars 2024

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Commentaires (1)

  • Bravo

    Eleni Caridopoulou

    17 h 48, le 27 mars 2024

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