En janvier 2006, avec mes amis et collègues les docteurs Wadih Naja et Ramzi Haddad, j’ai fondé le service de psychiatrie de l’hôpital Mont-Liban.
Le but était de créer un lieu où le patient n’était pas considéré comme un malade, comme c’est le cas en médecine, mais comme un sujet qui souffre et qui a besoin d’un moment de retrait par rapport à sa vie familiale et sociale, où il est souvent surveillé et traité de fou, d’inquiétant paria. À l’hôpital, dans le service de psychiatrie, il ne serait pas surveillé mais accompagné.
Et l’accompagner pendant tout son séjour ne pouvait être réalisé que par des infirmiers et des aides-soignants qui seraient présents 12 heures pendant la journée et 12 heures pendant la nuit.
Il fallait donc que les infirmiers ne soient pas que les exécutants des ordres des médecins mais devaient participer en fait aux soins.
Nous avons a eu la chance d’avoir avec nous une infirmière-chef exceptionnelle, Elyssar Chbeir. Nous étions au total 17 soignants, 3 psychiatres, 13 infirmiers et aides-soignants et une psychologue d’orientation psychanalytique, Dala Fakhredine. Le service pouvait accueillir 8 à 10 patients. En plus des chambres, un salon était réservé aux visiteurs et aux patients.
J’avais auparavant formé l’équipe à la psychothérapie institutionnelle. Contrairement à l’asile psychiatrique, cette dernière considère l’homme comme ne pouvant pas être réduit à « la somme de ses composants organiques ». Un service de psychiatrie n’est pas comparable à un service de cardiologie, d’urologie, de pneumologie où l’on soigne un cœur, un appareil urinaire ou des poumons. « L’invention d’une psychiatrie à visage humain est née après le 2e Guerre mondiale », reconnaît Jean Oury, son inventeur.
Par ailleurs, Freud venait de découvrir l’importance de la relation transférentielle, et Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, l’a mise au centre même de la psychothérapie institutionnelle. Non pas pour y pratiquer la psychanalyse individuelle mais pour prendre comme objet de transfert l’hôpital le service lui-même et n’importe quoi qui fait partie du service.
Nous avions deux réunions d’équipe par semaine, durant lesquelles tous les points de vue étaient exposés, l’équipe soignante, présente jour et nuit, nous donnaient le plus d’informations.
C’est ainsi que Jane, notre première patiente, toxicomane au cannabis, âgée de 17 ans, fit son entrée dans notre étage pour un sevrage.
Deux aides-soignantes l’ont prise en charge, jour et nuit. Elles sont restées à ses côtés, la couvrant quand il faisait froid, la découvrant quand il faisait chaud, épanchant sa sueur quand elle transpirait.
Le sevrage du cannabis est pénible car il met en évidence l’irritabilité, l’anxiété, la nervosité, l’insomnie, la diminution de l’appétit, une humeur dépressive, et parfois des douleurs abdominales, des tremblements, de la fièvre et des maux de tête.
Les symptômes apparaissent dès le premier jour et prennent de l’ampleur entre le 2e et le 3e jour. À notre grand étonnement, en 16 heures, Jane fut sevrée. Elle était rétablie, sans avoir éprouvé le moindre de ces symptômes à part la transpiration.
Nous étions perplexes, on ne comprenait pas, faisant l’hypothèse qu’elle ne devait pas être si dépendante au cannabis. Elle nous a détrompés. Sa mère, présente à l’étage aussi. Après toutes les suppositions, Il a fallu nous rendre à l’évidence : c’est la présence continue des soignantes auprès d’elle qui a fait la différence.
La réaction de la mère fut concluante. Elle regarda les deux aides-soignantes et leur dit : « Vous êtes le médicament. » Comme le précisait Michaël Balint, pédiatre et psychanalyste britannique : « Le médicament le plus prescrit est le médecin lui-même. »