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Lifestyle - Culte

L’Artisan du Liban, des « petites mains » et un savoir-faire éternel

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Une fois par mois, nous vous emmenons, à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore, aujourd’hui... cultes.

Pour ce seizième numéro, l’Artisan du Liban, fondé à Beyrouth en 1979.

L’Artisan du Liban, des « petites mains » et un savoir-faire éternel

L'Artisan du Liban, 45 ans d'existence, et une certaine image du pays. Photo Michèle Aoun

Ces boîtes de « kleenex » en tissu sayé avec leurs petites breloques en cuivre ; ces bols en cuivre martelé ; ces tables de trictrac toutes en marqueterie ; ces abayas en laine aux galons brodés ; ces carafes en verre soufflé couleur de la Méditerranée ; ces étuis à cigarettes avec leurs pompons ; ces trousses de toilette pliables en brocard irisé ; ces lustres comme des cascades de perles ; ces drôles de poupées boursouflées d’hommes en sarouel et tarbouche, de femmes en tantour, qui tiennent lieu de cale-porte ou de presse papier… Il est quasi impossible d’être Libanais, quels que soient le milieu ou la classe sociale, sans avoir côtoyé ou grandi avec l’un ou plusieurs de ces objets dans nos intérieurs. Impossible non plus de ne pas savoir qu’ils proviennent de l’Artisan du Liban, un établissement culte à bien des égards. Culte d’abord, parce qu’il abrite toute l’esthétique de nos intérieurs, quelque chose d’à la fois intime à chacun et universel pour nous tous. Culte ensuite, parce que dans ses deux boutiques de Gemmayzé et de Clemenceau, l’Artisan du Liban est l’une des dernières sentinelles d’un artisanat, d’un savoir-faire local, de métiers qui meurent et disparaissent sans qu’on ne se rende compte à quel point ils sont précieux.


La première entreprise sociale libanaise

Si l’on a tendance à considérer l’Artisan du Liban comme une sorte de « bazar » proposant toutes sortes d’objets, de vaisselle, de produits vestimentaires et autres accessoires faisant appel à un artisanat de chez nous, peu sont ceux qui savent que cet établissement est en fait la première entreprise sociale locale.

En 1957, Mgr Grégoire Haddad lance le Mouvement social libanais (MSL), avec pour mission de « faciliter l’accès des plus pauvres à l’autonomie et à la citoyenneté et d’impliquer les jeunes du Liban dans le développement et l’amélioration de leur société ». Enregistré en tant qu’association à partir de 1961, l’impact du MSL est d’autant plus significatif que cette initiative est fondée par six personnes de six communautés religieuses différentes, trois hommes et trois femmes. Et qu’elle se veut donc non partisane, non religieuse et non caritative.


Un design rapidement identifiable. Photo Michèle Aoun


En 1979, tandis que la guerre civile libanaise ne cesse de précariser la population, notamment celle déjà laissée pour compte du Akkar et d’autres fiefs éloignés de Beyrouth, le MSL décide de monter le projet de l’Artisan du Liban. « L’objectif de l’époque, et qui reste jusqu’à ce jour, était d’une part d’offrir une autonomie financière aux artisans de ces localités à travers les recettes des ventes qui leur seraient reversées. Mais d'autre part aussi, en les formant, de leur permettre de transmettre ce savoir aux générations suivantes », explique Nathalie Kordahi, directrice générale de l’entreprise sociale. Grâce à une aide financière octroyée par la famille Wardé, une première boutique est inaugurée à Clemenceau, suivie de celle de Gemmayzé. Les mêmes points qui existent jusqu’à aujourd’hui.

« Ce grand chantier avait d’abord commencé par un travail d’identification des corps de métiers dans tout le pays, surtout des femmes, ce qui prouve que nous étions une entreprise féministe bien avant l’heure. S’en est suivi un travail de formation au sein de nos atelier répandus partout à travers le territoire libanais, notamment celui de Bourj Hammoud qui est aujourd’hui une sorte de “cuisine centrale” », poursuit Nathalie Kordahi. Le langage visuel de l’Artisan est confié à l’artiste pluridisciplinaire Maya Eid, qui tracera ainsi entre 1980 et 2017 les contours de l’esthétique du lieu et ses produits. En ce sens, chacun des modèles présentés dans les boutiques du label sera conçu par elle, avant que les artisans, chez eux ou dans les ateliers, les exécutent « à la main, et il est important de le souligner, à une ère où même l’artisanat triche et se laisse tenter par les machines et l’industrialisation », poursuit-elle.

Pendant les années de guerre, l’Artisan du Liban agit non seulement comme une bouée de sauvetage pour une frange sociale défavorisée qui n’a que ses mains comme source de revenus, mais elle représente surtout une caverne d’Ali Baba pour les Libanais émigrés. Ils viennent y trouver de quoi meubler leurs appartements d’exil avec des bribes du Liban laissé derrière. Tant et si bien que le label installera une boutique à Paris jusqu’à 2016. Angèle Bitar, qui gère la comptabilité de l’entreprise et la communication avec les femmes artisanes depuis le lancement en 1979, parle d’ailleurs de cette communauté comme d’une famille. « L’Artisan du Liban, c’est ma vie, c’est ce qui m’a sauvée, et qui a sauvé bien des femmes libanaises en leur permettant de travailler à partir de chez elles, mais aussi en valorisant leur apport et leur savoir-faire », confie-t-elle aujourd’hui avec émotion.


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Sauver l’artisanat libanais

Les années suivant notre guerre civile, l’Artisan du Liban continue de survivre principalement grâce à l’intérêt que lui portent les touristes et expats qui affluent par masses au Liban. À l’intérieur du pays, l’établissement est souvent perçu, à tort, comme une sorte de capsule temporelle désuète, et même un rien poussiéreuse. À tel point que rattrapé par la concurrence avec des établissements du même genre mais plus modernisés ou en tous cas plus importants, et ensuite rattrapé par les crises successives depuis 2019, l’entreprise a du mal à s’en sortir. « Il conviendrait d’insister sur le fait que nous n’avons pas les fonds du secteur privé, et que les choses ont donc été très difficiles pour nous, surtout après la double explosion du 4 août 2020 qui a entièrement détruit notre boutique de Gemmayzé », regrette Nathalie Kordahi. « Si bien que pour nous, c’est le Mouvement social qui a dû à plusieurs reprises couvrir nos pertes. »


Une riche production que l'on retrouve dans de nombreux intérieurs libanais. Photo Michèle Aoun


Cela dit, l’Artisan du Liban fonctionne sur un modèle économique à part entière qui se base sur trois formules, tel que l’explique la directrice : « En plus de notre atelier qui emploie une cinquantaine de personnes, nous collaborons avec près de 300 artisans, qui ont eux aussi derrière eux des ateliers. Soit nous leur fournissons les échantillons produits dans notre atelier créatif de Bourj Hammoud et la matière première, et ils nous livrent les produits finaux. Soit nous fonctionnons par commandes spéciales, comme c’est le cas de toute la menuiserie et le travail de cuivre. Soit enfin, nous achetons les créations déjà prêtes de chez certains artisans. L’essentiel pour nous, c’est que ça soit 100 % libanais et 100 % fait main, et que nous cornaquions toute la chaîne de production. Et l'on parle ici de 9 000 références, ce qui n’est pas rien ! »

N'en déplaise à ceux qui trouvent tout cela vieillissant et dépassé, les deux boutiques de Gemmayzé et Clemenceau, dont Nathalie Kordahi promet qu’elles « seront réaménagées, mais tout en conservant leur esprit et leur caractère », sont à elles seules des paysages rassurants au milieu de tout ce qui change et s’évapore à Beyrouth. Des sortes de boîtes à souvenirs où l’on est reçu avec la familiarité surannée des mêmes vendeurs, qui font les choses avec une lenteur et une patience rare, et donc précieuse.


L'atelier de Bourj Hammoud qui est aujourd’hui une sorte de « cuisine centrale ». Photo Michèle Aoun


Une décoration intérieure comme on n’en fait plus aujourd’hui, des voûtes blanches encastrées dans les murs, des mannequins d’un autre temps habillés en abayas, des lustres en cuivre qui éclairement le lieu d’une lumière tendre, des étagères où s’alignent généreusement de la poterie, du verre, du cuivre, des carafes et des cafetières, des bibelots-souvenirs, des babouches et toutes sortes de produits en soie. « Aujourd’hui, notre stratégie consiste à remettre l’Artisan dans un contexte actuel, plus contemporain, en plaçant le design au cœur de notre projet et en tissant des partenariats avec des designers plus actuels et pointus et aussi des institutions comme l’ALBA ou Creative Space Beirut. Mais nous le faisons dans le respect de l’identité de ce projet, qui consiste avant tout à se battre pour conserver l’identité du Liban. Rien que la structure de notre entreprise, où s’entremêlent toutes les confessions et toutes les classes sociales et où toute forme de discrimination est simplement intolérable, fait que l’Artisan nous donne espoir en ce pays et ce dont il est capable. »


Des classiques mais aussi un design rajeuni. Photo Michèle Aoun


En tous cas, ce qui est indéniable, c’est que l’Artisan du Liban, en 45 ans d’existence, aura été l’une des rares manières de continuer à faire exister nos souffleurs et souffleuses de verre, nos menuisiers et menuisières, nos céramistes, nos potiers et potières, nos artisan(e)s de la marqueterie, du cuivre, du point de croix et de la paille, nos brodeurs et brodeuses. Leur rendre hommage et faire qu’ils ne disparaissent pas. Eux qui, à la force de leur « petites » mains, rendent un certain Liban éternel.

Ces boîtes de « kleenex » en tissu sayé avec leurs petites breloques en cuivre ; ces bols en cuivre martelé ; ces tables de trictrac toutes en marqueterie ; ces abayas en laine aux galons brodés ; ces carafes en verre soufflé couleur de la Méditerranée ; ces étuis à cigarettes avec leurs pompons ; ces trousses de toilette pliables en brocard irisé ; ces lustres...

commentaires (6)

C'est le premier endroit où j'y cours dès le lendemain de mon arrivée à Beyrouth, c'est mon coeur qui palpite en silence en moi, j'adore cet endroit , tout est si alléchant, je prends un temps fou pour tout repérer et je ramène pour des amis ici et pour moi même tous ces magnifiques objets les petites poupées chiffon en particulier etc.... et Gemmayze quartier de ma tendre enfance... Nada Lourdelle

Lourdelle Bernard

18 h 55, le 28 mars 2024

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Commentaires (6)

  • C'est le premier endroit où j'y cours dès le lendemain de mon arrivée à Beyrouth, c'est mon coeur qui palpite en silence en moi, j'adore cet endroit , tout est si alléchant, je prends un temps fou pour tout repérer et je ramène pour des amis ici et pour moi même tous ces magnifiques objets les petites poupées chiffon en particulier etc.... et Gemmayze quartier de ma tendre enfance... Nada Lourdelle

    Lourdelle Bernard

    18 h 55, le 28 mars 2024

  • Contente d’apprendre ici la genèse de l’Artisan. J’y vais systématiquement à chacun de mes passages au Liban et j’ai offert de chez eux des verres en verre soufflé, des bouchons de bouteilles, des trousses de toilette, des sacs en toile, etc. mais je dois avouer que je n’y trouve plus rien à acheter: à quand le renouvellement créatif?

    Marionet

    19 h 20, le 26 mars 2024

  • L'Artisan du Liban est une pépite. Vous avez tout mes encouragements. Un grand bravo d'avoir su rester debout.

    Vero M

    10 h 54, le 26 mars 2024

  • Visite obligatoire de la boutique de Clémenceau chaque fois que je me rends à Beyrouth. Une vraie perle. Merci.

    Michael

    16 h 20, le 24 mars 2024

  • Un des endroits préfèrés à Beyrouth, Grand merci à l'équipe de l'Artisan

    Wlek Sanferlou

    13 h 59, le 24 mars 2024

  • Bravo á l'équipe de l'Artisan du Liban. Continuez comme ça et on vous soutient.

    Moi

    13 h 32, le 24 mars 2024

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