On pourrait croire à lire le titre du dernier livre de Laure Murat, qui a été un des succès de la rentrée littéraire de 2023, que nous avons affaire à un ouvrage savant sur l’œuvre de Proust, ce que son obtention du prix Femina Essai tendrait à confirmer. Or pas du tout. Proust, roman familial est un récit sur la prise de conscience de soi et sur la découverte des mots qu’au contact de la littérature l’on peut enfin mettre sur son expérience de la vie. Découverte que fait Laure Murat à la lecture de l’œuvre de Marcel Proust.
Proust, roman familial est donc bien un récit intime, mêlé à un récit familial. Universitaire brillante et essayiste française vivant aux États-Unis, Laure Murat appartient à une famille aristocratique dans laquelle se sont fondues les deux principales noblesses de France. Descendant par sa mère des ducs de Luynes, et donc d’une lignée remontant au plus haut Moyen-Âge, et par son père de la noblesse d’Empire, l’écrivaine raconte dans son livre la bulle dans laquelle continuent à vivre aujourd’hui ces familles d’un autre temps. Elle décrit leurs manières, leurs comportements, leur vision du monde et leurs préjugés hérités de siècles de snobisme, de hauteur et de regard condescendant jeté sur le reste des humains. Murat raconte son enfance, elle dresse le portrait de sa mère, rigide, distante, intraitable sur toutes les questions d’étiquette et de savoir-vivre, et pourtant historienne et autrice de nombreux ouvrages de référence. Elle raconte son père, plus souple en apparence, extrêmement cultivé, passionné de littérature mais écrivain raté, ou du moins, comme Swann, mondain renvoyant sans cesse au lendemain le moment de débuter une œuvre qu’il n’écrivit jamais – ce qui, soit dit en passant, fut aussi une des hantises de Proust lui-même et un des thèmes de son œuvre.
Mais Proust, roman familial n’est pas qu’un portrait critique d’une famille et d’une caste. Il est aussi une tentative d’en définir l’essence, dans un monde où cette classe n’est plus qu’un aberrant anachronisme. Par la médiation de Downton Abbey, et d’une scène fameuse de cette série télévisée, Laure Murat s’éveille soudain à cette idée que l’aristocratie aujourd’hui ne survit que dans le maintien d’un rituel de vie extrêmement complexe, d’un mode de fonctionnement qui naguère avait une fonction et un sens, mais qui n’est plus aujourd’hui qu’une enveloppe vide et creuse, mais une enveloppe esthétique qui justifie sa perpétuation. La noblesse ne serait plus qu’une caste qui ne sert plus à rien mais qui tiendrait encore, si l’on osait ce détournement d’une formule célèbre, par la seule force de son style. Et cela, Laure Murat s’aperçoit qu’elle cherchait à le formuler depuis son plus jeune âge et que son intérêt né très tôt pour l’œuvre de Proust venait, sans qu’elle s’en doute, du fait que l’auteur de La Recherche du temps perdu décrit justement cette décadence irrémédiable de l’aristocratie française, ainsi que sa fascination terriblement critique pour cette esthétique qui n’a d’autre but qu’elle-même, cette espèce d’art pour l’art à quoi se réduit la mondanité aristocratique.
À cet intérêt presque heuristique pour l’œuvre de Proust s’en ajoute un autre, de nature différente, et plus immédiatement autobiographique et croustillant. C’est la claire conscience de Laure Murat que sa famille est présente dans La Recherche ; nombre de personnages de Proust, sous leurs vrais ou dans leur réincarnation en personnages devenus emblématiques dans l’œuvre proustienne, ont fréquenté ses grands-parents. Et aussi que Proust lui-même aurait été l’hôte, un peu snobé évidemment, de l’hôtel Murat.
Mais ce n’est pas tout. Parce que si La Recherche du temps perdu est un roman d’apprentissage et de désenchantement au milieu d’un monde qui n’a plus que son esthétique pour justificatif, il est aussi un livre sur l’homosexualité. Laure Murat, que son homosexualité aura contraint à rompre définitivement avec sa famille, explique brillamment le lien qui, par cela aussi, la rattache à l’univers proustien. Elle montre notamment comment Proust parvient à faire en sorte que ce qui était en son temps et continue à être un choix sexuel souvent occulté dans la réalité, explose littéralement dans son texte. Comment, à l’instar de la scène fameuse de l’aboyeur et du duc de Châtellerault, Proust jette à longueur de pages des vérités crues au visage d’une société qui, dans la réalité, feint de ne rien en savoir.
Récit autobiographique, autobiographie familiale, roman d’une société et d’une caste, le livre de Laure Murat est aussi, forcément, un essai passionnant sur La Recherche du temps perdu. Au sein du grand et joyeux chambardement des genres à quoi on assiste aujourd’hui dans la production littéraire contemporaine, Proust, roman familial joue de manière somptueuse avec les formes et avec leurs frontières et nous offre une lecture des plus passionnantes.
Proust, roman familial de Laure Murat, Robert Laffont, 2023, 256 p.