Albena Dimitrova, chercheuse d’or

On avait déjà apprécié la très belle plume d’Albena Dimitrova dans son premier roman Nous dînerons en français, Prix Europe 2016 de littérature francophone, sélectionné dans de très nombreux autres prix. Cet ouvrage dressait le réquisitoire sans appel d’un régime totalitaire, à travers la relation singulière entre une jeune fille souffrant de paralysie et un ancien agent des services secrets, relation qui s’engage dans un établissement normalement réservé aux dignitaires du gouvernement bulgare où la jeune fille est soignée. On retrouve cette plume vive et enlevée dans son deuxième ouvrage qui vient de paraître, L’Or qui fait de l’or, qui se déroule dans les arcanes de la finance contemporaine. Il n’est pas inutile de rappeler que Dimitrova arrive en France peu avant la chute du Mur pour y faire des études d’économie, études qu’elle a dû réussir magistralement tant elle navigue avec brio dans les eaux de la très haute finance et les méandres de la gestion des risques, à l’instar de son double romanesque, Alina.

Alina a grandi dans une ville d’Europe occidentale dénommée Vulkova, élevée par un père qu’elle admire et dont les recherches en biologie la fascinent. C’est là l’origine de son insatiable curiosité (« n’importe quel événement anodin pouvait devenir source d’étude et d’étonnement ») et de son secret désir de fournir un jour à son père de l’or pur, qu’il pourra utiliser dans ses expérimentations. Alina va s’engager dans des études de mathématiques. Sa meilleure amie « pour la vie », Luda, a suivi une tout autre voix. Elle est devenue mannequin, elle est très demandée, elle côtoie les cercles de la jet-set et du très grand luxe, mais elle a gardé en elle une sorte de pureté, d’intégrité et de lucidité qui la rendent profondément attachante. Les deux amies se retrouvent à Paris quand Alina est embauchée dans une société de gestion au fonctionnement opaque et strictement hiérarchisée. Elle a pour mission de faire fructifier les liquidités associées aux Tickets restaurants, mettant en œuvre à cet effet des mécanismes de détournement pointus, que Dimitrova raconte dans une langue enjouée et précise – mais qui n’en demeurent pas moins parfaitement incompréhensibles au vulgum pecus, soit à la majorité ignorante d’entre nous.

Il faut accepter ce défi que nous lance la romancière, celui de lire avec plaisir cette langue parfois technique même si on ne la comprend pas, de jouir de sa justesse, de la logique qui la sous-tend et même, par moments, de son halo métaphysique. « L’hypothèse fondamentale pour décrire l’humain ici est : l’homme préfère toujours plus que moins, mais son plaisir décroît car il s’habitue au surplus. En quelque sorte, l’homme d’ici est insatiable dans ses désirs et très vite rassasié dans son appétit des choses et nos modèles admettent que ces choses puissent tendre vers l’infini. Pour évaluer le trop et le pas assez, nos calculs sont dictés par cette nature-là, sans chercher à savoir si oui ou non, cela creuse l’inégalité. » Si l’on relève ce défi, alors on est embarqué dans ce roman haletant où les personnages gagnent à la fois en mystère et en épaisseur à mesure que le récit avance et où les dialogues sont menés tambour-battant avec un sens de la formule qui fait mouche. Et beaucoup d’humour, ce qui ne gâche rien.

On verra Alina grimper dans l’échelle hiérarchique, au prix de trahisons parfois infimes, invisibles et néanmoins meurtrières. On l’observera gagner et (se) perdre dans un même mouvement. Et chercher quand même le chemin vers sa « nouvelle liberté. »

L’Or qui fait de l’or d’Albena Dimitrova, Intervalles, 2024, 224p.

Nous dînerons en français d’Albena Dimitrova, (Galaade 2016), réédité en poche chez Intervalles en avril 2023, 208 p.