Critiques littéraires Poésie

Piratage poétique : Littré Vs. Prison Break

Quand l’effraction technique est la norme, Paul de Brancion opère un détournement poétique de la dépendance au perpétuel des flux numériques. À la lumière des grands classiques, il examine les asservissements contemporains. Angoisse et violence s’enveloppent du calme et de la volupté du Black-out.

Piratage poétique : Littré Vs. Prison Break

D.R.

Assumant son « asservissement aux écrans » et aux « feuilletons télévisés servis pour nous dédommager de notre angoisse », Paul de Brancion s’impose la contrainte d’écrire un poème par jour, après avoir visionné un épisode – ou exceptionnellement deux – de la série Prison Break. Le « désir de désincarcération » du héros lui sert d’étayage pour composer Black-Out. (Le poète souligne que ses vers n’ont pas de rapport explicite avec la série, et qu’elle « aurait tout aussi bien pu être une autre ».)

« Tout va vite / très vite / s’accumule se pourchasse et s’efface / au point que le cerveau s’emballe / ‘stress’ ‘breakdown’ ‘burnout’ / le cœur cogne dans la cage / thoracique / fatigue des écrans / les yeux se brouillent / jusque dans les larmes / mains moites sur le clavier / téléphone / sms / vibreur / alarme / buzz / Tweet WhatsApp / communiquer / pouvoir d’ordonner / (…) sommes dans un monde / errant / entre les rives / irréelles / ne parlons pas des jeux console-à-tion / qui sont in-continent(s) à part / fou ? »

« Mercure : Oui, mais, pour aller plus vite. Est-ce qu’on s’en lasse moins ? » (Molière, Amphitryon)

Le prologue du recueil, informatif et introspectif, souligne le rapport « ambigu aux écrans » de l’auteur et le paradoxe de son « désir d’en sortir et de l’impossibilité d’échapper au cycle des épisodes ». Ainsi, dans cette perpétuelle répétition, Paul de Brancion sonde la possibilité de la solitude. L’expérimentation des retrouvailles avec soi, à travers et à l’encontre de la fiction cinématographique, révèle alors les failles dans la sublimation de la pulsion primaire de mort.

Dans ses poèmes à la veine souvent documentaire, Paul de Brancion questionne les visages de la violence, la douleur de l’anxiété, les formes de l’enfermement, et les quêtes de maîtrise – du corps mortel, de l’intelligence, du temps, de l’autre, de soi –, tant technologiques que sociopolitiques. Il considère les rapports de l’écriture avec la mort, au regard du refus ancestral de la finitude. Au large de ces vastes chantiers de réflexion, apparaît souvent la nature, ses saisons, avant leur appropriation et leur transformation par les hommes.

« Il faut parfois la nuit / entière pour chasser / l’effroi / faisant / obstacle à la saisie / du monde / corps âme tout autant / exister autrement que par l’esprit / ou la prééminence du corps / nous cherchons secours / dans l’idée de nature / les arbres l’espace les champs / les vallons la vie sauvage / l’univers alors / fait silence. »

« Si la nuit de la mort m’eut privé de lumière. Je n’aurais pas la peur d’une éternelle nuit. » (Mathieu)

Le système actuel, sous le règne de l’informatique et de l’hypertechnologisation, Paul de Brancion en mesure les impacts relationnels, socioculturels, politiques, psychologiques, philosophiques, éthiques. Comment le déjouer, le pirater ? En s’en remettant à la mémoire et à la poésie. Une sublime dimension de ce recueil est celle de la correspondance avec la pensée et l’écriture « de lointains prédécesseurs, (…) souvent du XVIIe traversant la vie comme des météores inquiets. (…) Le sens se trouve démultiplié, libéré. »

La cohabitation des mots de Paul de Brancion avec ceux de La Fontaine, Ronsard, Rousseau, Corneille, Bossuet, Sévigné ou Voltaire, est naturelle, comme allant de soi. Black-out permet une redécouverte des vers classiques, dans leur universalité et leur persistance. Cette proximité produit des glissements intellectuels et expérientiels percutants. Plongé dans le Littré, le poète y a cherché « une bulle de courage, des raisons d’espérer », en voyant dans la lutte des auteurs classiques contre « l’aveuglement de leur temps », une filiation et un reflet de son combat avec les oppressions contemporaines : accélération, obsolescence, et domestication scientifique du vivant dans un désir d’immortalité.

« Comme si / l’écriture n’était possible qu’avoisinant le meurtre / alors que les raisons qui la conduisent / mènent à ce questionnement / dans le langage / inverse / antagoniste / incitant à une certaine violence / abîme sombre / tentative de dire à l’envers / s’opposer. »

« Bien des hommes vivent comme s’ils ne devaient jamais mourir. / Comme si d’occuper plus ou moins de place / Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants. » (La Fontaine, Fables)

Dans Black-out, de Brancion aborde la littérature en tant que processus transgénérationnel garant de continuité et de sens, en mettant en résonance son écriture avec les vers des grands auteurs classiques. L’acuité, la justesse, l’universalité de cette résonance sont frappantes. Dans cet abandon à soi, au Littré et à Prison Break, se produit une alchimie singulière qui est le souffle même de cet étonnant recueil.

Paul de Brancion qualifie Black-out de « réveil, d’après série pré-post apocalypse, (…) de sirène d’alarme ». Il aspire à relever le défi de « se désapproprier le monde en ne l’oubliant pas ». Au-delà de cette aspiration, la lecture de Black-out suggère que c’est en acceptant de penser sa réalité en puisant dans ses ressources intimes, que la réappropriation du présent et de l’expérience subjective, est à nouveau possible pour le poète. Le songe lucide en poésie tisse la possibilité de ce détournement : être à la fois sous emprise et éveillé.

Black-out ou Les Effets d’un feuilleton télévisé mondial de Paul de Brancion, Illustrations et collages de Thomas Beulaguet, Plaine Page, coll. Calepins, 2023, 84 p.

Assumant son « asservissement aux écrans » et aux « feuilletons télévisés servis pour nous dédommager de notre angoisse », Paul de Brancion s’impose la contrainte d’écrire un poème par jour, après avoir visionné un épisode – ou exceptionnellement deux – de la série Prison Break. Le « désir de désincarcération » du héros lui sert d’étayage pour...

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