Critiques littéraires

Ghassan Salamé, l’état d’un monde changeant et incertain

Ghassan Salamé, l’état d’un monde changeant et incertain

© Joel Saget

Ghassan Salamé et moi-même avons pour ainsi dire des vies parallèles ou plutôt croisées. Lui le Libanais est devenu français, a fait une grande carrière universitaire à l’Institut d’études politiques de Paris avec de très importantes responsabilités administratives et, en même temps, a été ministre au Liban et diplomate de l’ONU, ce qui lui a permis de fréquenter les grands de ce monde. Moi, plus modestement je suis devenu Libanais d’adoption tout en accédant au Collège de France.

Il publie aujourd’hui une sorte d’état du monde alimenté de décennies de réflexions et de lectures de l’essentiel des sciences politiques tournant autour des relations internationales. Cela pourrait être appelé « introduction à l’histoire (en train de se faire) du XXIe siècle ».

Il commence par les illusions perdues de la fin du XXe siècle. À la suite de la chute de l’Union soviétique et grâce à la mondialisation, il était possible de croire à une grande convergence de toutes les sociétés vers un modèle libéral et démocratique d’inspiration occidentale. Le nouvel ordre mondial s’accompagnait d’une baisse générale des dépenses militaires. L’économie de marché triomphait et avec elle la démocratie. Mars s’effaçait devant Vénus. La guerre semblait devenir anachronique. Or le XXIe siècle s’est plutôt illustré par la prolifération des « démocraties illibérales » avec des élections manipulées. À partir de 2006, la mondialisation a été de plus en plus critiquée et les appels au protectionnisme sont devenus de plus en plus forts. La société de l’information a permis la multiplication des diverses manipulations. La convergence a laissé la place à la fragmentation.

Le premier thème étudié est celui du reflux démocratique. Les États qui excluent totalement ou partiellement le modèle démocratique occidental constituent près de la moitié des gouvernements en place dans le monde. On a vu la multiplication des coups d’état militaires. La Russie, la Chine et l’Inde ont adopté la voie du nationalisme autoritaire. En Occident même, le populisme avec ses simplifications outrancières est revenu. Le contre-modèle chinois a montré qu’il était possible d’obtenir une croissance économique soutenue sans avoir à changer le régime politique.

On a souvent cru que le commerce international, le « doux commerce » de Montesquieu, était le meilleur moyen de contrecarrer les passions bellicistes, mais la Première guerre mondiale a opposé des États qui étaient en forte interdépendance économique. La mondialisation a provoqué une standardisation des normes. À partir de 2008, elle s’est décélérée. Elle a surtout perdu de son attractivité dans le grand public. Elle favorise la mobilité des capitaux et des marchandises et non celle des hommes. Elle est accusée d’avoir provoqué une désindustrialisation du monde occidental.

Si une logique de confrontation sino-américaine se poursuit et se radicalise, plutôt qu’un village technologique global, le risque est de voir un monde coupé en deux blocs technologiques aussi imperméables l’un à l’autre que cela est possible. Et ce divorce technologique peut, poussé par le sentiment que la mondialisation a finalement favorisé « le reste » plutôt que l’Ouest, s’étendre pour contenir graduellement jusqu’à les étouffer, avec des taxes et des sanctions, les échanges en produits moins sensibles et les investissements croisés.

Pour Salamé, l’interdépendance multiforme est bien devenue la norme quelles que soient les exceptions que les gouvernements tentent de lui apporter et, donc, que le divorce économique global est un scénario improbable. Le retour actuel du politique n’éteindra pas les attraits de l’interdépendance économique, il en réduira les effets.

Les transformations technologiques de l’âge de l’information poussent à une balkanisation des audiences et rendent possible toutes les outrances. La guerre se fait désormais avec un niveau élevé de transparence pour soi et pour l’adversaire : se cacher, bouger, tromper ne suffit pas, il faut aussi brouiller les moyens électroniques de l’adversaire, surtout les radars de la défense antiaérienne, pour interdire sa communication ou même détourner de sa cible un missile.

L’auteur consacre de très belles pages à la question du culturalisme et de l’identité. Étrangement, la vision culturaliste des conflits, qu’un orientalisme nonchalant appliquait d’une manière pavlovienne aux sociétés traditionnelles, a fini par affecter les sociétés occidentales. Deux facteurs allaient y contribuer massivement : la panne de l’assimilation et la peur de l’immigration qui aideront à l’élection d’un Trump affichant un « muslim ban » dans son programme ou à la fabrication d’un Zemmour.

En réalité, ce qui domine c’est l’immense, quoique variable d’une culture à une autre, hybridation permanente des pratiques culturelles.

L’auteur passe ensuite à la question de l’usage de la force et de l’action des grandes puissances. Il en profite pour évoquer son Moyen-Orient, « aimant à interventions » : un laboratoire où l’on peut observer les prémisses d’un système mondial en cours de gestation, avec des États obsessionnellement soucieux d’affirmer leur autonomie d’action tant pour résister à la réapparition des Grands à l’intérieur de leurs frontières que pour peser sur leurs voisins plus modestes et, parfois, beaucoup plus riches. Il est enfin un nœud de conflits enchevêtrés autour duquel on ne cesse de se référer aux principes, aux droits et aux normes, tout en étant témoins de leur violation. Trop centrale dans le confluent des mers et des continents, trop inégalitaire dans la distribution de ses richesses, trop malaxée par l’histoire pour imaginer se construire un avenir différent, trop fidèle aux dieux qu’elle avait inventés, cette région réunissait trop d’ingrédients la guidant à devenir le théâtre tragique de la dérégulation actuelle de la force.

Le nucléaire est le sujet suivant. L’équilibre de la terreur a fonctionné durant la guerre, en sera-t-il de même pour, le XXIe siècle ?

En conclusion, notre ami montre que nous vivons dans un monde d’incertitudes d’autant plus que le changement climatique n’a pas réussi à mobiliser un effort mondial coordonné. Le multilatéralisme tourne à vide. Mais rien n’est fatal. Tout fatalisme délesterait les hommes et les femmes qui nous dirigent de leurs responsabilités et les libérerait ainsi de leur devoir de rendre des comptes sur les décisions qu’ils auraient prises. Le politique, c’est-à-dire la capacité de faire des choix renseignés, réfléchis et, quand les circonstances l’exigent, courageux, conserve toute sa pertinence.

C’est un livre important qui permet de mieux comprendre notre monde actuel tout en marquant que c’est bien justement les incertitudes d’aujourd’hui qui ouvrent les voies du possible pour demain.

Remerciements et Amitiés Ghassan.

Vénus versus Mars

Les raisons de croire à l’effacement de Mars, sinon au triomphe de Vénus, se multipliaient et s’accumulaient. « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre », avait écrit le philosophe hispano-américain George Santayana, mais on a pu penser, après 1989, que les vivants pourraient aussi la voir. Les partisans de cette espérance n’étaient pas des doux rêveurs qui ne lisaient pas les journaux ou qui vivaient dans leurs utopies. Pour beaucoup, les Européens surtout, la guerre était devenue impensable, et quand elle éclatait, elle était menée loin de leur continent par des forces archaïques ou des dirigeants irrationnels. Pourquoi devait-on en venir aux armes ? Les ressources n’étaient-elles pas disponibles pour tous sur le marché global ? Les passions n’étaient-elles pas devenues déplacées à l’âge de raison ? Les idéologies ne s’étaient-elles pas effondrées après deux guerres mondiales et une longue guerre froide ? La dissuasion nucléaire réciproque n’avait-elle pas apaisé les ardeurs des bellicistes ? Quand la guerre ne cessait d’embraser les Balkans, le Caucase, les rives méridionales de la Méditerranée ou la lointaine Afrique, l’Européen se rassurait en tournant ses yeux vers les indices boursiers ou les chiffres du commerce. (Page 10)

La loi du marché

Le marché ne pouvait s’imposer sans une éradication des contraintes qui pouvaient gêner le déploiement de ses champions  ; la sacralisation de l’individu hors sol conduisait à la montée de la cupidité comme une valeur ultime du néo-libéralisme, non point tolérée mais applaudie  ; la politique voyait ses institutions représentatives ébranlées par la vigueur du marché avant d’être dévoyées par la montée des populismes  ; la révolution technologique ne démocratisait le discours que pour le soustraire aux règles élémentaires de civilité et de bienveillance, le culturalisme libérait les identités mais fragmentait les sociétés. (Page 24)

Le retour du culturalisme

Et au moment où la « fin de l’histoire » semblait réaliser une grande convergence des régimes politiques et économiques autour de la démocratie et de l’économie de marché, le culturalisme identitaire tentait méchamment de démontrer la nature formelle, sinon proprement factice, de cette convergence et d’affirmer une divergence fondamentale, identitaire, entre les hommes.

Chassez le culturel, il revient au galop.

Bref, on n’a jamais autant sollicité la culture hors de son champ habituel. L’engouement autour de l’approche culturaliste, comme une summa causa pour s’expliquer l’évolution du monde, avait largement dominé la dernière décennie du siècle passé avant de reprendre de plus belle à la suite du 11 septembre, après une certaine accalmie, poussant un quotidien américain paru au lendemain de cet événement à oser donner définitivement raison à Huntington en titrant : « La guerre des civilisations a bien commencé. » On en entendra un écho quasiment similaire au lendemain de l’éruption violente du 7 octobre 2023 à Gaza. Avec une telle certitude, le culturalisme ne se contentait pas de jouer au mode d’explication, il devenait tout simplement le moteur de l’histoire. (Pages 147-148)

L’État, nouveau parent pauvre

Bref, d’un domaine à l’autre, d’un pays à l’autre, ce qu’il faut bien appeler la question culturelle est « revenue » en force sur les décombres de la bipolarité idéologique. Elle a accompagné la mondialisation en pleine expansion. De ce processus, certains ont très tôt relevé l’impact contradictoire : intégrateur des économies, des Bourses, de l’inventivité technique et de la jet-set globalisée  ; désintégrateur des sociétés qui avaient été péniblement rassemblées plutôt qu’assimilées, par l’État moderne. En reléguant l’État à une posture défensive, la mondialisation le privait des moyens suffisants pour surimposer un système de loyauté supérieur aux mouvements identitaires. (Page 155)

Le commerce au défi de la guerre

Sans verser dans l’angélisme du « doux commerce », penser que cette imbrication mutuelle n’a aucun effet sur leur diplomatie relèverait de la pure naïveté. La mondialisation, dont on a annoncé prématurément la mort, paraît survivre au protectionnisme, aux sanctions, aux crises et aux pandémies : en 2023, alors que les sondages montraient partout qu’il avait perdu de son attrait, le commerce international a encore grandi de presque 1%. L’interdépendance peut bien être incapable d’empêcher les passions belliqueuses, elle est de nature à les calmer. Les gouvernements peuvent bien tenter d’avoir de l’interdépendance une vision plus critique, pratiquer des politiques plus discriminatoires, être plus regardants sur les exigences de leur sécurité nationale en matière d’espionnage industriel, de transfert de technologie, d’autonomie dans l’accès aux matières rares, sans pour autant tenter de défaire des liens d’échanges devenus vitaux pour leurs économies. Le grand défi qui nous attend toutefois est, encore une fois, la scission grandissante entre économie et sécurité. Il est probable, mais loin d’être certain, que le système international trouvera les moyens de fonctionner quasi normalement avec une combinaison d’échanges commerciaux massifs et de relations politiques marquées par une plus grande hostilité. (Pages 333-334)

Le nucléaire en embuscade

Une histoire fameuse rapporte le dialogue entre un expert occidental et son collègue russe : le premier se félicite qu’aucune des guerres menées après 1945 n’ait été nucléaire, même quand les grandes puissances y étaient directement ou indirectement mêlées  ; le second lui répond que, « en vérité, elles l’étaient toutes ! ». L’Occidental relevait le non-recours effectif à l’arsenal atomique, le Russe soulignait que les grandes puissances n’avaient jamais cessé d’être conscientes de cet arsenal, ce qui leur interdisait de s’engager dans des conflits pouvant conduire à une escalade de cette nature. (Page 285)

La Tentation de Mars. Guerre et paix au XXIe siècle de Ghassan Salamé, Fayard, 2024, 392 p.

Ghassan Salamé et moi-même avons pour ainsi dire des vies parallèles ou plutôt croisées. Lui le Libanais est devenu français, a fait une grande carrière universitaire à l’Institut d’études politiques de Paris avec de très importantes responsabilités administratives et, en même temps, a été ministre au Liban et diplomate de l’ONU, ce qui lui a permis de fréquenter les grands...

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