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Cambriolage et vie de quartier


C’est une de ces supérettes de quartier où les passants s’arrêtent pour s’arrêter, sans but, sans avoir forcément quelque chose à acheter. Depuis qu’elle existe, elle a su reproduire le lien de voisinage qui faisait du traditionnel épicier le personnage principal du roman de nos rues. Bien rangée, bien éclairée, on s’y sert tout seul, comme dans n’importe quelle supérette, sans dire « je voudrais ». Détail banal, mais qui fait toute la différence avec l’homme tronc dont la table, posée à un millimètre du rideau de fer, obstrue quasiment l’entrée de son commerce où le jour recule, jusqu’à l’obscurité totale, vers le fond intrigant de la pièce où s’empoussièrent des stocks oubliés.

« Je voudrais » est le mot de passe du « dekken » et le kilogramme son étalon. Maître en son territoire, le « Moallem » n’est pas maître de la lenteur du temps qui l’épuise. Bienveillant mais bougon, il est entouré de mille pacotilles et enveloppé d’un brouillard tenace de café et de cigarettes. Son époque est celle où l’on moud le grain noir après l’avoir pesé sur le plateau d’une balance à poids, trébuchet imprécis auquel il faut parfois ajouter un caillou pour faire bonne mesure. Boîtes de conserve au bord de la péremption, farine habitée, légumineuses centenaires, confiseries toxiques, joujoux de plastique mal moulés, bavant aux jointures, légumes avachis, fruits qui ne font pas leur âge, tels sont les trésors ordinaires qu’il est seul autorisé à vous tendre. Il a souvent sous son empire un gamin essoufflé qu’il envoie aux livraisons, pas bien loin, mais grimper les étages à longueur de journée, avec des « kilos » de choses, n’est pas listé dans les Droits de l’Enfant. L’invention du panier ascensionnel dont le quartier entier surveille la montée hasardeuse vers les balcons a finalement été abandonnée, l’appareil n’étant pas adapté aux nouvelles architectures. L’avantage du « dekken », c’est qu’il était à portée de main, ou de gamin. C’était la proximité, la présence, le réseautage organique. Le Moallem savait tout sur tous, vous donnait des nouvelles de vous-même et de chaque riverain. Sans lui, vous n’auriez jamais su pour qui est venue l’ambulance à 7h du matin, ni qu’une voiture a embouti le trottoir en prenant la rue à contresens, ni que l’adolescent du 4e est au commissariat depuis la veille, « sa pauvre mère, excusez-moi, une dame très bien comme vous, mais les enfants ça vous humilie », ni que l’institutrice « a pris un appartement à Nabaa, les loyers sont devenus trop chers par ici », cette dernière nouvelle déclamée gorge nouée, le Moallem en pince pour la Moallema.

La supérette, donc. Coquette, proprette, impersonnelle juste ce qu’il faut, parce qu’impersonnel n’est pas libanais. En effet, le responsable qui veille aux destinées de la chaîne a eu la bonne idée d’y installer une équipe fixe de vendeurs-livreurs. Non seulement ils connaissent les clients depuis l’ouverture de l’enseigne, ils connaissent aussi leurs adresses et savent à quoi ressemblent leurs logements, ce qui hérisse toute la gent xénophobe et complotiste du secteur : « Ils viennent jusque dans nos maisons, etc. » C’est que « nos maisons », depuis que les banques ne sont plus que des boîtes postales, n’ont jamais autant recelé d’argent liquide. Riches ou de moyens modestes, chacun garde chez lui, sous forme de billets, sa poire pour la soif à côté de son passeport pour la fuite. Mais ni l’une n’étanche ni l’autre ne sauve.

Le problème est que cette évidence expose tout le monde au cambriolage. La familiarité qui s’est installée avec ces gars que le quartier a adoptés a pourtant quelque chose de rassurant. Quand ils sonnent à votre porte pour vous livrer ces provisions que vous n’avez pas eu le courage d’aller acheter vous-mêmes sous la pluie, quand ils vous parlent de leur vie ou vous apprennent, les yeux tristes, que votre voisine va quitter l’immeuble, il vous semble qu’ils font partie de votre écosystème, de votre zone de confort, de votre appartenance tout simplement.

L’autre soir, la supérette a été cambriolée par un inconnu déguisé en agent de sécurité. On le voit sur la caméra menacer d’une arme le jeune chargé de la caisse, emportant celle-ci telle quelle, sans demander son reste. Comme tous les commerces, la supérette encaisse bien davantage de liquide que de cartes, et il est sans doute plus facile d’attaquer un petit établissement qui somnole, confiant, aux heures avancées de la nuit, que de s’introduire dans un de ces appartements protégés par trois ou quatre codes de sécurité. Le lendemain, tout le quartier est venu aux nouvelles, inquiet, outragé, mobilisé. En quelques heures, les quelques rues que dessert la supérette lui ont érigé un rempart, et le matin, les petits gars avaient acquis un petit air de « Moallem », et une couche de patine s’est ajoutée au voisinage.

C’est une de ces supérettes de quartier où les passants s’arrêtent pour s’arrêter, sans but, sans avoir forcément quelque chose à acheter. Depuis qu’elle existe, elle a su reproduire le lien de voisinage qui faisait du traditionnel épicier le personnage principal du roman de nos rues. Bien rangée, bien éclairée, on s’y sert tout seul, comme dans n’importe quelle supérette,...

commentaires (3)

Très bien écrit!

Georges Olivier

23 h 34, le 29 février 2024

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Très bien écrit!

    Georges Olivier

    23 h 34, le 29 février 2024

  • Quelle belle ecriture ! On s’y voit presque dans cette superette avec son Moallem…. Un vrai plaisir, à savourer de bon matin ! Merci!

    Madi- Skaff josyan

    08 h 48, le 29 février 2024

  • Cette supérette en question et qui est ouverte 24/24 attire les noctambules qui sortent de boîte de nuit à partir de 2:00 du matin et qui continuent la fête devant son trottoir criant à tue-tête et se déhanchant au son de la musique qui sort de leur véhicule (très souvent des grosses cylindrées) nous empêchant de fermer l’œil jusqu’à l’aube. Sans compter les agressions qui risquent de se renouveler et mettent notre vie en danger.

    GABRIEL EL DAHER

    01 h 28, le 29 février 2024

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