
Photo G.K.
Depuis que je ne vis plus au Liban, jamais je n’aurais pensé que je réussirais un jour à partir, en fin d’été ou après Noël, sans cet incurable sentiment de déchirement, de déchirure, que chaque Libanais(e) a rencontré, du moins les quatre dernières années, à force d’être parti ou d’avoir vu ceux qu’il aime partir de force. À chaque septembre ou janvier, c’était quelque chose d’étrange, le même mélange de tristesse, d’angoisse et de culpabilité, qui se déclenchait les jours d’avant le départ ; avec la réalisation brusque que c’est le dernier dimanche, le dernier coucher de soleil, la dernière bière sur ce balcon, la dernière fois qu’on s’embrasse ici avant l’hiver. Au moment où l’on dit : « Je te revois à Noël » et que ça fait mal tout d’un coup.
Jamais je n’aurais pensé que je réussirais à ne plus tomber pour cette inutile nostalgie qui nous fait seulement regarder par-dessus l’épaule en regrettant quelque chose qui n’est plus, au lieu d’avancer. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour je serais au salon d’attente de l’aéroport de Beyrouth sans ce mal au ventre et au cœur, sans ces larmes qui coulent pour un rien, sans cette envie de rester, de prolonger encore, de juste faire demi-tour et revenir m’installer ici. « D’ici, qu’est-ce qui va le plus te manquer ? » m’a demandé R. que j’ai croisé en attendant d’embarquer. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour je mettrais du temps à répondre à cette question.
La boussole
Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays qui manque ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays qui n’en est plus un, et que l’on a réduit à des débris de pays dont personne n’a réussi à m’expliquer comment ils tiennent debout ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays où une poignée de gens vivent dans le fantasme d’un pays qui n’existera plus et où le reste est de toute façon invisible ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays où mes amis, mon copain, ne sont plus là et où ceux qui restent ont quelque chose qui s’est éteint en eux ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays qui fait vivre ma famille dans une inquiétude constante, de la folie parfois, et des traumas qui s’empilent ou qui resurgissent de nulle part ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays où mon identité est niée, interdite, et où seul “qui je suis” risque à tout moment de mettre ma vie en danger ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays où il m’est arrivé de me sentir par moments étranger cet été ? Qu’est-ce qui pourrait bien me manquer d’un pays que je ne (re)connais plus, dont l’âme et l’énergie et l’odeur et la voix, et en fait la vie, ont tellement changé ?
J’ai regardé Beyrouth devenir toute minuscule depuis mon hublot, mais cette fois avec la tristesse étrange que l’on a lorsqu’on se rend compte qu’on est sorti d’une histoire d’amour dévorante et dont on se serait pensé malade à vie. Avec le regret malsain d’être guéri d’un ex toxique. J’ai regardé Beyrouth à cette heure de la journée, avec cette lumière tellement précieuse, tellement précise, impossible à méprendre. Et j’ai repensé aux sublimes mots de Dominique Eddé que j’avais lus quelques jours plus tôt dans ces pages. « C’est elle, c’est la lumière, notre boussole. C’est à elle que nous devons la part intacte de nos vies. » C’est elle qui nous permet encore de reconnaître ce pays.
Des yeux qui brillent
La lumière invisible à l’aube, en rentrant tard d’une soirée ou en allant travailler le matin, qui grimpe de derrière les montagnes, qui brille sans qu’on sache d’où elle vient et qui est un peu celle qu’on retrouve dans les yeux d’un enfant. Celle dans le dos des pêcheurs, et qui étale sur la mer leurs ombres gigantesques. Le matin dans les montagnes, avec sa lumière molle qui lentement fait réapparaître les maisons éparpillées dans les vallées. La lumière crue du matin, sur une terrasse de Beyrouth, son carrelage en mosaïque qui tout d’un coup s’illumine et s’irise et où un chat viendra se rouler en froissant les yeux, entre les tapis qu’on aère et les plantes dans des pots de conserve. La lumière pleine de vent, toute la journée, le long du littoral, qui fait que malgré tout, tout le temps, ces villes côtières donnent une étrange impression de vacances. La lumière en pleine tempête, qui vient souvent, comme ça, de nulle part, dramatique, percer les nuages et éclairer un morceau de la ville quand on ne s’y attentait pas. La lumière parfaite d’après un jour de pluie, la lumière du Nord, bleue et croustillante, la lumière dense et piquante de la Békaa. La lumière généreuse qui court à travers les citronniers d’un champ à Saïda. La lumière du quartier de Ras Beyrouth, où j’ai fait mes études, ma préférée, et qui recouvre tout, là-bas, de quelque chose de magique et d’émouvant ; la lumière cotonneuse, à l’heure du coucher dans la montagne, si irréelle qu’on croirait que c’est celle de la Lune. La lumière, au coucher, reconnaissable parmi des millions, souvent rose, souvent dorée, souvent dans des couleurs qui n’ont toujours pas de nom. Celle qui trempe Beyrouth dans l’or et qui nous fait croire qu’on l’aime encore.
Depuis que je ne vis plus au Liban, jamais je n’aurais pensé que je réussirais un jour à partir, en fin d’été ou après Noël, sans cet incurable sentiment de déchirement, de déchirure, que chaque Libanais(e) a rencontré, du moins les quatre dernières années, à force d’être parti ou d’avoir vu ceux qu’il aime partir de force. À chaque septembre ou janvier, c’était...
commentaires (10)
Une tragédie, dont nous seuls les Libanais sont responsables... Ne blâmons personne!
DOUMET Rima
17 h 23, le 21 septembre 2023