C’est au King Abdulaziz Center for World Culture (Centre du roi Abdelaziz pour la culture mondiale), désigné aussi par Ithra, que se tient, jusqu’au 30 juin, la première exposition consacrée à Etel Adnan en Arabie saoudite. Intitulée Between East and West (Entre l’Orient et l’Occident), cette rétrospective – qui se déploie au sein de l’impressionnante architecture futuriste signée par le fameux cabinet norvégien Snøhetta – retrace à travers une quarantaine d’œuvres sur divers médiums sélectionnées par le curateur Sébastien Delot (ancien directeur du Musée de Lille Métropole et actuel directeur des collections et de la médiation du Musée Picasso à Paris) le parcours créatif de l’artiste, philosophe et poétesse, depuis les débuts de sa carrière dans les années 1950 jusqu’à ses dernières créations en 2021, l’année de son décès à l’âge de 96 ans. Trois questions pour en savoir plus.
Vous avez déjà assuré le commissariat des expositions d’œuvres d'Etel Adnan au Centre Paul Klee (à Berne en 2018), au Mudam (au Luxembourg en 2019) et au Musée d'art moderne de Lille (LaM), quand vous en étiez le directeur. Qu’est-ce qui vous fascine tant chez cette artiste ?
Ce qui me fascine chez Etel Adnan, c’est d’abord son caractère absolument extraordinaire qui la définit comme une voix de la sagesse, un lien entre les différentes cultures. C’est son rapport à l’écriture à la fois brillant, simple, complexe et extrêmement touchant. C’est cette force du langage à l’état pur, cet alignement chez elle des mots et du sens. C’est cette grande culture qui l’anime depuis toujours et sa manière de relire les grands mythes, de relire les histoires et le politique. C’est son engagement, sa puissance intellectuelle, son intérêt pour la philosophie, les enjeux esthétiques, le Bauhaus… C’est sa façon d’être une observatrice attentive, sans être donneuse de leçons ; une personne morale sans être une personne religieuse, comme elle l’a toujours affirmé. Et puis la beauté de sa poésie, cette célébration de la nature, cette force de la vie, cette puissance de l’amour qu’elle a toujours défendu… Ainsi que ce langage de l’abstraction qui est devenu le sien et qui répond à sa volonté de correspondances, à sa croyance que l’art peut rapprocher les gens, les peuples et les cultures et qu’il peut être un pont, un lieu de révélation.
En quoi cette première exposition en Arabie saoudite, au musée Ithra, se distingue-t-elle des précédentes que vous lui aviez déjà consacrées ?
Cette exposition est, pour être très précis, la seconde consacrée à Etel Adnan dans la région. La première avait été réalisée en 2014 au Mathaf de Doha, au Qatar, par le critique d'art contemporain et commissaire d'exposition suisse Hans Ulrich Obrist.
À Ithra, il s’agit d’une plus petite exposition, qui été rendue possible grâce aux prêts de la Sharjah Art Foundation, de la galerie Sfeir-Semler et du musée Sursock du Liban, ainsi que de collectionneurs privés.
Nous n'avons donc pas pu entrer dans les détails de tous les aspects de son travail. Mais nous voulions présenter la fluidité de l’expression artistique d’Etel Adnan, depuis l’exubérance vibrante de ses premières œuvres à la profondeur contemplative de ses plus récentes. Nous voulions aussi donner une boussole au public pour qu’il puisse comprendre son rapport à la littérature et à quel point la calligraphie était importante pour elle. Et mettre en perspective la pratique multiforme d'Etel Adnan, son multiculturalisme et ses rencontres révélatrices avec d'autres créatifs du monde entier, à l’instar des tisserands en Égypte qui l’avaient beaucoup impressionnée.
Cette exposition fait ainsi une correspondance de formes entre ses fameux poèmes sur carnets en accordéon japonais dits leporellos, sortes de tapisseries de papier, et les tapisseries en laine réalisées par les ateliers Pinton à partir de ses dessins et cartons originaux.
Parmi les œuvres phares, il y a aussi une peinture du Mont Tamalpais (1985) de grande dimension et aux subtiles variations de couleurs prêtée par le musée Sursock, une fresque murale en céramique de 25 mètres carrés – qui fait partie de la collection permanente d’Ithra – et une projection de Motion, un montage de plusieurs films Super 8 qu’elle a réalisé à Yosemite, New York et San Francisco dans les années 1980.
Vous êtes le directeur des collections et de la médiation du Musée Picasso à Paris, envisageriez-vous d’y exposer un jour des pièces d’Etel Adnan dans un dialogue avec celles du maître des lieux ?
Pourquoi pas. Il faudrait qu’on réfléchisse à un projet pertinent. D’autant qu’Etel a déjà été montrée au Mudam en correspondance avec des modernes comme Kandinsky, de Staël et même Pollock… Etel Adnan est une artiste résolument de notre temps, une voix qui compte et qui fait le lien entre une histoire passée, du fait de son intérêt culturel très vaste (que ce soit pour le Tintoret, Heiner Muller ou van Gogh) et sa modernité qui transcende les frontières. Je pense qu’y a mille et une manières de lire l’œuvre d’Etel, d’en élargir la portée et d’ouvrir aux différents publics ses horizons et ses épiphanies…