Fin octobre dernier, l’historien et écrivain libanais Fawwaz Traboulsi se rend à Paris pour voir Etel Adnan. Dès qu’il arrive chez elle, elle lui demande de but en blanc d’enregistrer ce qu’elle a à dire. Il s’exécute. Elle lui parle de sa douleur physique, de son désir de mourir, et de Nietzsche – « ce qu’il a voulu dire sans pour autant le dire, c’est que l’éternel retour est la découverte de la divinité à l’intérieur de nous » ; elle lui parle du soufisme, de la poésie et de la peinture ; elle lui dit que « la couleur est l’expression de la volonté de puissance dans la matière ».
Fawwaz Traboulsi rentre à Beyrouth sans savoir qu’Etel Adnan mourra une semaine plus tard, le 14 novembre. Le 21 novembre, il publie un compte rendu de leur ultime entretien dans le quotidien Al-Quds al-Arabi.
En hommage à la grande dame que fut Etel Adnan, L’Orient Littéraire a rencontré Fawwaz Traboulsi, son ami pendant un demi-siècle.
Comment avez-vous rencontré Etel Adnan ?
J’ai d’abord « rencontré » ses écrits. Alors que j’étais encore étudiant, j’ai lu une de ses nouvelles que j’ai beaucoup aimée, mais dont je ne me souviens plus. Puis, vers la fin des années 60, je l’ai véritablement rencontrée grâce à ma sœur qui la connaissait. C’est ainsi qu’a commencé ma longue amitié avec Etel. Nous nous voyions très fréquemment ici, à Beyrouth, et puis à Paris, où ma femme et moi avons vécu pendant dix ans, après avoir quitté le Liban en 1984. Notre amitié s’est beaucoup affermie à Paris et elle s’est poursuivie par lettres après qu’Etel est partie aux États-Unis.
Par ailleurs, chaque fois que l’un de ses textes me plaisait, je le traduisais en arabe. J’envoyais généralement ces traductions à Élias Khoury, qui les publiait dans le supplément culturel d’An-Nahar. De plus, j’ai souvent exhorté Etel ces dernières années à écrire sur son enfance à Beyrouth. Elle m’a ainsi donné plusieurs textes (que j’ai publiés dans Bidayat, la revue que je dirige) où elle parle de la fin de l’Empire ottoman, de son père, un officier ottoman de Damas, de sa mère grecque, du Beyrouth des années trente, qui fut un monde totalement différent du nôtre.
Son livre Des villes et des femmes, lettres à Fawwaz est constitué de neuf lettres qui vous sont adressées. Comment cet ouvrage est-il né ?
À Paris vers la fin des années 80, j’ai fondé avec Joseph Samaha une revue, Zawaya, dont seuls quatre numéros ont paru. Le cinquième, qui n’a jamais vu le jour, aurait dû avoir pour thème les femmes arabes. J’ai donc demandé à Etel de rédiger un article là-dessus, mais elle a décidé de m’envoyer une lettre. Et lorsque je l’ai reçue, la revue n’existait plus. Elle a pourtant continué à m’écrire sur ce même sujet : elle voyageait beaucoup à l’époque, et pendant deux années, de chaque ville qu’elle visitait (Barcelone, Aix-en-Provence, Amsterdam, Berlin, Rome, Beyrouth…), elle m’adressait une lettre dans laquelle elle essayait de capter la relation entre les femmes et un lieu spécifique. Ces lettres sont parmi les plus belles choses qu’elle a écrites et, comme c’est souvent le cas chez Etel, elles sont traversées par des réflexions philosophiques, mais sans que lesdites réflexions viennent occuper le premier plan.
Enfin, il y a les deux lettres adressées de Beyrouth, dans lesquelles elle capte la vie de cette ville alors qu’elle est en train de sortir de la guerre. Elle a merveilleusement bien décrit cette période transitoire et ambiguë.
Etel Adnan était-elle féministe ? Et si oui, quel genre de féministe ?
Je pense qu’on retrouve chez elle un certain type de féminisme quelque peu différent de celui qui est le plus répandu aujourd’hui. La conception d’Etel, qu’elle a exprimée dans plusieurs de ses textes, c’est que la femme humanise l’homme et le féminise. De plus, elle considère que le plaisir féminise également l’homme, ce qui représente, pour la femme, une sorte de victoire ou de revanche. Cette vision d’Etel est quelque peu dure, mais elle n’exclut pas l’homme ; c’est une vision ancrée dans le féminisme des années 60, qui reliait l’émancipation de la femme à celle de la société toute entière. C’est en ce sens qu’Etel est une écrivaine féministe. Elle n’isole pas la question des femmes mais la relie aux autres questions sociales. Aujourd’hui, on a tendance à les séparer les unes des autres ou à les relier par un simple « et ».
Etel Adnan était manifestement très attachée à Beyrouth. Sa relation à cette ville était-elle pourtant entachée d’une certaine ambivalence, surtout à cause de la guerre civile ?
Elle aimait profondément Beyrouth, le lieu de son enfance. L’élément le plus essentiel dans sa relation à cette ville, c’était la mer, très présente dans ses poèmes et ses textes en prose. Bien entendu, il y avait également la guerre, qu’elle haïssait, mais je ne pense pas que ceci l’ait amenée à éprouver du ressentiment envers ce lieu. Dans ce qu’elle a écrit sur Beyrouth transparaît une sorte de lamentation sur cette ville blessée par la guerre. Ce qui s’y exprime n’est pas de l’ambivalence ; c’est de la tristesse dans toutes ses modalités.
Peut-on dire qu’elle était une écrivaine engagée ?
Le terme d’engagement n’est peut-être pas très précis. Mais elle était à l’évidence extrêmement sensible aux questions sociales et politiques majeures de son époque. Par exemple, son livre L’Apocalypse arabe est un poème presque épique sur la situation du monde arabe après la défaite de 1967. Dans cet ouvrage se pose la question de la capacité du langage à exprimer la violence. Afin de montrer que l’écriture était devenue incapable de dire la violence, Etel a introduit dans ce poème, au cœur même du texte, de petits dessins, des signes, des symboles. C’était la première fois qu’elle avait recours à ce procédé.
La politique et la violence sont souvent présentes dans ces poèmes : elle a écrit sur la Palestine, sur l’invasion de l’Irak en 1991. Du reste, c’est en écrivant des poèmes contre la guerre du Vietnam qu’elle est devenue une poète américaine. C’est en ce sens – c’est-à-dire dans la mesure où les grandes questions sociales et politiques l’avaient constamment préoccupée – qu’on peut dire qu’elle était une écrivaine engagée.
Toutefois, son œuvre est loin de se réduire à cela. Elle a écrit beaucoup de poèmes et de textes intimistes qui n’ont aucun rapport avec de telles questions. D’ailleurs, Etel était avant tout une poète qui a tenté d’introduire la philosophie dans la poésie.
Dans Des villes et des femmes, elle dit qu’elle pense en établissant des relations, toutes sortes de relations…
Effectivement. Et je crois que dans sa tendance à toujours tisser des relations entre différents domaines ou éléments – entre les mots et le dessin, entre la philosophie et la poésie, entre cette dernière et la vie quotidienne –, il y a une certaine influence de Bachelard, avec lequel elle a étudié. Bachelard est à la fois l’auteur de La Formation de l’esprit scientifique et de L’Eau et les Rêves ; il a tenté de réconcilier science et poésie, matière et imagination, poésie et vie quotidienne. Les tapisseries d’Etel expriment bien l’idée que la vie est un processus de tissage, de mise en relation.
Pourquoi sa reconnaissance en tant que peintre et artiste a-t-elle été quelque peu tardive ?
Probablement parce qu’elle ne faisait partie d’aucun courant artistique. Il est difficile de classer son œuvre : elle n’appartient ni à l’art moderne ni à l’art contemporain. Mais en fin de compte, c’est grâce à son originalité qu’elle a été reconnue. Ses tableaux sont simples et étonnants, son style est à la fois inventif et très enfantin. Son usage des couleurs vives est très unique. Sa redécouverte ces dix dernières années, surtout par les galeries européennes, a été une victoire pour elle.