Née en 1956 dans un village de la montagne libanaise, Iman Humaydane a étudié la sociologie à l’université américaine de Beyrouth, avant de devenir romancière et journaliste. Elle a co-fondé le Pen-club Liban, et dispense des cours de creative writing à l’université d’Iowa aux États-Unis.
En dépit d’une production plutôt rare (seulement quatre romans publiés en quelque vingt ans, tous traduits en français aux éditions Verticales), Iman Humaydane occupe une place à part dans le panorama de la littérature arabe, grâce à sa manière de disséquer l’oppression – voire la violence – que subissent les femmes.
C’est pourquoi la parution de son nouveau roman Oghniyyât lil-‘atmah (Chansons pour les ténèbres) – encore inédit en français – constitue un événement.
Cette saga moderne met en scène quatre femmes représentant autant de générations d’une famille libanaise. Nous suivons leurs destins sur une période s’étalant de 1908 à 1982 (on ne trahira pas de secret en disant qu’une suite est déjà prévue).
C’est la dernière-née des quatre, Asmahane, qui nous conte leur vie, en commençant par l’arrière-grand-mère Chahira, magnifique portrait de femme qui parvient à rester forte en dépit des vicissitudes de l’existence. Sa fille Yasmine aura, elle, une vie trop courte, puisqu’elle mourra en couches au moment d’enfanter sa fille. Celle-ci, Leila, trouvera une échappatoire dans la lecture des romans, meilleurs compagnons que les hommes, affairés à asseoir sur elle leur domination. C’est Asmahane, la fille de Leila, qui se chargera finalement de clore cette saga en prenant directement la parole.
Grâce à la variété du dispositif de narration et aux talents de conteuse de la romancière, c’est le souffle suspendu qu’on suit l’histoire de cette famille, certes tragique, mais aussi emblématique des soubresauts qui agitent le Liban. Même si la fiction est reine, elle s’appuie sur un matériau historique méticuleusement documenté, et les lieux sont décrits avec couleur et véracité. Les chansons du titre scandent le roman comme une tragédie, lui donnant un tour théâtral, voire opératique.
Nous avons rencontré Iman Humaydane dans un café parisien, afin de l’interroger sur la parution de ce cinquième roman, mais aussi sur l’état de l’édition de la littérature arabe dans les langues européennes.
Tout d’abord, comment est née l’idée de ce roman ? Son écriture vous a-t-elle pris beaucoup de temps ?
L’écriture de Chansons pour les ténèbres m’a pris des années. Je l’avais commencée en 2017 mais je me suis interrompue. Vivant entre la France et le Liban, je comptais sur mes séjours à Beyrouth pour écrire, mais je suis restée longtemps sans y aller. Je suivais les événements de loin – la révolution de 2019, l’explosion du port de Beyrouth et l’effondrement qui a suivi – dans une sorte de silence mortifère. Ce facteur, ajouté à des raisons personnelles, a fait que le vrai travail d’écriture ne s’est fait que sur 2022 et 2023.
Ce roman est lié à mon premier, Ville à vif, car les deux mettent en œuvre des personnages qui subissent leur environnement. Même si mes personnages sont loin de tout héroïsme, j’essaie de leur conférer une voix et une force. Pour cela, j’ai fait des recherches sur des éléments dont les livres d’Histoire se préoccupent assez peu, par exemple les trains au Moyen-Orient durant la période ottomane, le cinéma, la naissance du Liban moderne, ou encore les femmes qui ont défilé dans la manifestation pour l’indépendance en 1943… Même les chansons qui figurent dans le roman appartiennent à l’histoire de cette région et de cette époque.
Votre roman aborde les destins de quatre femmes issues d’une famille libanaise, dans une saga qui s’étend sur une grande partie du XXe siècle. Pourquoi cette concentration sur les personnages féminins et pensez-vous que la place de la femme dans les pays arabes en fait un terrain fertile pour les expériences historiques et sociales ?
Il est temps aujourd’hui de conjuguer la parole au féminin, d’entendre enfin l’Histoire racontée par la bouche d’une femme. J’ai moi-même grandi dans une maison où ma mère gardait le silence ; celui qui nous racontait des histoires avant de dormir, c’était mon père. L’Histoire telle que nous la lisons habituellement a été racontée par les hommes, or raconter, c’est fabriquer un récit, souvent différent de celui que les gens ont vécu.
Avec Chansons pour les ténèbres, j’ai voulu rendre sa voix à ma mère.
Le chant joue dans le roman un rôle essentiel, particulièrement pour le personnage de Chahira, l’arrière-grand-mère. Est-ce pour elle une façon de continuer à s’exprimer quand elle refuse de parler ou quand la parole lui fait défaut ?
Chahira est un personnage romanesque par excellence, elle aurait pu remplir à elle seule tout l’espace du roman, elle cumule passé et futur, tradition et innovation. Elle a eu conscience très tôt de sa condition de femme, et s’est persuadée qu’il fallait recourir à la ruse et aux stratagèmes pour changer ce monde cruel, ou à défaut s’en accommoder.
Leila est éprise de lecture, elle plonge dans le monde de la fiction pour fuir la réalité. La littérature est-elle pour Leila un simple lieu virtuel où s’enfuir ; ou serait-elle plutôt – pour reprendre les mots de Tzvetan Todorov – « quelque chose qui aide à vivre, voire une école de vie » ?
Leila a grandi comme une jeune fille esseulée, entre un père absent et une mère décédée en la mettant au monde ; même Youssef, son premier amour, l’a abandonnée. Malgré l’amour qu’elle lui porte, sa grand-mère Chahira représente une réalité sociale dont elle ne veut plus. Au moment de se chercher un refuge, elle n’a trouvé que le monde des romans.
Pour ma part, je n’ai pas perçu Leila comme une femme fuyant la réalité à travers la lecture. Mais comme votre question m’a beaucoup été adressée, j’en viens à douter. Peut-être que moi aussi je fuis l’idée que Leila serait un personnage déconnecté de la réalité (rires).
Notez que Leila choisit à la fin un destin inattendu, celui de disparaître. Ce dénouement, qui rebat les cartes, est peut-être signe que nous ne l’avions pas correctement jugée. Ou bien les romans n’aient pas su égayer son existence : la littérature est une école de vie, certes, mais le risque d’échec scolaire ne peut jamais être écarté.
Asmahane recourt à divers procédés pour raconter les femmes de sa famille, mais quand vient l’heure de raconter sa propre vie, elle utilise la première personne. Est-ce une façon d’affirmer sa liberté ?
Ce « je » qui survient dans la dernière partie du roman en est le prolongement logique. Le roman s’ouvrait sur la lettre d’Asmahane à son amie d’enfance, et la conservait comme narratrice tout au long du livre. Lorsqu’arrive le moment de refermer le cercle narratif, elle le fait en revenant au « je » et en se confrontant à la réalité.
Au moment de réunir le matériau qu’elle a consigné pour en faire un roman, elle comprend qu’il lui faut récupérer son identité et s’imposer comme un personnage à part entière. Elle proclame ainsi que c’est à elle de raconter son histoire et à personne d’autre.
Le roman se déroule en grande partie dans la montagne libanaise, région riche en traditions liées à l’honneur et en rituels rythmés par les saisons agricoles. Comment cet environnement a-t-il influé sur les personnages ? La situation est-elle très différente dans les grandes villes et la femme y jouit-elle d’un espace de liberté plus grand ?
Les événements décrits s’étalent sur plus de 70 ans et ne se restreignent pas à un lieu unique, le roman est traversé par les déplacements des personnages à l’intérieur du Liban et hors du Liban.
Il serait expéditif de penser que les villes sont nécessairement un lieu de liberté, d’autant qu’elles se sont bâties sur des vagues d’exode rural où les arrivants apportaient avec eux leurs traditions. C’est plutôt le modèle économique suivi qui influence leur situation.
Pour finir, il y a une violence et une oppression que subissent les femmes de la famille de la part des hommes, qui s’abritent souvent sous le paravent de la loi religieuse ou civile. Par quelles armes la femme peut-elle se libérer de ces chaînes ?
La première arme serait qu’elle ne se taise pas quand elle est témoin d’une oppression, qu’elle soit subie par elle ou par une autre femme. Pour amender les lois, il faut d’abord lancer l’alerte, et ce devoir de parole incombe aux femmes autant qu’aux hommes.
Outre développer l’instruction, il n’y a pas d’autres armes pour faire face à la dureté du monde que l’art sous toutes ses formes.
Vos romans sont traduits dans de nombreuses langues, dont le français. Quelle impression gardez-vous de la réception de votre œuvre en France, et est-ce que vous accordez à ce pays une place particulière compte tenu des liens qui vous unissent au Liban.
Je me souviens du bonheur éprouvé à la parution en français de mon premier roman, Ville à vif. Aujourd’hui, je réside en France et j’en ai acquis la nationalité, de sorte que ce pays est pour moi comme une seconde patrie.
Mais nous devons rester vigilants : la littérature arabe est abondante et dynamique, mais en France elle connaît une contraction manifeste. Là où de grands éditeurs publiaient des dizaines de traductions par an, celles-ci se comptent désormais sur les doigts d’une seule main.
Personnellement, je rêve que la langue arabe soit admise parmi les langues de l’Europe, ce qui aurait un sens au vu des nombreux locuteurs et écrivains qui y vivent. Le monde change vite et il nous faut revisiter nos idées reçues sur l’identité, l’immigration, la langue. Soutenir davantage l’enseignement de l’arabe, à l’école et à l’université, en fait partie.
Oghniyyât lil-‘atmah (Chansons pour les ténèbres) d’Iman Humaydane, al-Saqi, 2024, 256 p.