Entretiens Entretien

Le Palais Mawal de Dominique Eddé : le roman du temps perdu

Le Palais Mawal de Dominique Eddé : le roman du temps perdu

© Thibault Stipal / Opale / Leemage

Le Palais Mawal est une belle demeure au cœur de Beyrouth. Elle a gardé un charme incomparable mais elle tombe en ruines et ses propriétaires qui l’ont hypothéquée n’ont plus les moyens de la rénover. Ils continuent néanmoins à l’habiter, ou plutôt à l’habiter à moitié, puisque si Léonora, la maîtresse des lieux, y vit toujours, son époux, Salim, occupe une chambre dans un hôtel du bord de mer. L’amour a été leur grande histoire commune, mais une ombre continue de planer au-dessus de leurs têtes, celle de Yaman, un cinéaste turc pour qui Léonora a conçu une grande passion. Leur fils Riad s’est éloigné d’eux, plein de rancœur à leur égard, pour des raisons autant affectives que politiques : il ne se reconnaît ni dans leur mode de vie ni dans leurs idéaux. Il se sent de plus en plus proche des partis chrétiens et de leurs choix politiques. La menace islamiste s’invite dans le roman et va faire basculer le cours plus ou moins tranquille des choses. Tout cela se déroule dans le contexte d’un Liban qui danse au-dessus du gouffre, menacé dans son existence même.

De sa plume incomparable de finesse et de sensibilité, Dominique Eddé livre ici un roman méditatif qui se savoure ligne après ligne. Ses personnages sont esquissés d’un trait de crayon qui évoque par moments la subtilité poétique du haïku. Il y a Salim qui met « de la gravité dans la légèreté générale et de l’humour dans tout »  ; Léonora qui est « comme le pays (…) détruite, et par endroits si jeune » avec « sa manière de tirer de chacun de nous le meilleur »  ; mais aussi Venise, la jeune Française qui fait office de dame de compagnie et qui, « chaque fois (qu’elle) comprend quelque chose au Liban, (…) doit recommencer ». Les passages décrivant le palais ne sont pas en reste : « Toutes ses fenêtres font miroiter le jardin. Elles le restituent en miettes dans des morceaux de vitres. La vision de cette vielle demeure qui pèle est un appel à la lenteur. Où que l’on se trouve dans ce palais, l’intérieur et l’extérieur sont presque de la même étoffe. » Ni ceux qui parlent de lumière et qui jouent un rôle essentiel dans le cheminement de la pensée. « La lumière… Ils auront beau s’en prendre aux vies, aux maisons, au paysage, contre elle ils ne peuvent rien. Il n’y a plus qu’elle d’inatteignable dans la région. »

Si ce roman parle beaucoup d’amour, de son naufrage et de son sauvetage, le sujet qui le sous-tend est le Liban, un Liban qui, jour après jour, tombe en miettes et change de peau. Un Liban où tout continue mais rien ne marche. « Ce n’est pas un pays, c’est un échantillon du monde qu’on a laissé pourrir sur un morceau de terre. (…) Chaque fois que la beauté marque un point, la laideur revient en force. Les villes se répandent parmi les voitures, dans tous les sens, dans tous les coins. (…) Parmi les immeubles à dix ou trente étages, les restes du passé sont des bijoux de famille enfouis parmi les arbres et les ordures. »

Il faut lire ce roman avec lenteur. Relire par moments certaines phrases pour en saisir toute la portée. Tout y invite. La beauté de la langue, la densité du propos, la multitude des fils souterrains qui lui donnent sa forme et qui tiennent l’ensemble, comme une charpente complexe qu’on a eu l’élégance de faire oublier. Ce ne serait qu’une manière de rendre justice à son propos sur le temps irrémédiablement perdu et sur l’intensité de ce qui reste vivant.

Le palais Mawal, magnifique et délabré, hypothéqué, dont les propriétaires ne peuvent payer les réparations mais qui néanmoins continuent à vivre comme s’ils étaient encore riches… Est-ce une métaphore du Liban ? Et si oui, est-ce une métaphore voulue dès le départ ou qui s’est construite au fil de l’écriture ?

Le palais Mawal n’est pas tant une métaphore du Liban que le théâtre d’un certain Liban qui s’en va. D’une certaine époque, d’un certain milieu. C’est un lieu qui est à la fois déserté par son passé et très habité par sa mémoire. Les personnes qui y vivent sont tous des étrangers. Je ne l’ai pas décidé. Je l’ai découvert. Cela s’est fait tout seul. Il y a l’Italienne Leonora, un couple de Philippins, Sari et Demi, ainsi qu’une jeune Française nommée Venise. Les hommes de la famille Mawal n’y vivent pas. Salim, le mari de Leonora, y vient régulièrement mais seulement de passage. Il vit à l’hôtel. Le fils, Riad, ne rend que rarement visite à sa mère.

Je ne pense pas ce que j’écris avant de l’écrire, je vis une atmosphère, je la ressens physiquement et j’attends qu’elle me livre une vision et des gens aussi vivants que possible. Mes romans vivent plusieurs vies, comme leurs personnages. La version imprimée est le résultat de ces vies multiples. C’est ce que j’ai vécu en écrivant Kamal Jann. Il n’a existé qu’après avoir épuisé mes réserves d’imagination et de mémoire.

La première partie du roman peut laisser penser que le roman est en décalage avec l’actualité. Mais petit à petit, on perçoit à quel point il embrasse des questions actuelles brûlantes, dont le lien à la religion. Que peut-on en dire avec ce personnage de Léonora, une religieuse ayant quitté les ordres, et la menace du radicalisme islamique qui se profile en arrière-plan avant d’occuper le premier plan ?

Le temps dans mes romans est très en rapport avec le présent, mais pas avec l’actualité. Il est même le contraire d’elle : je vais et viens du temps vécu à celui qui s’annonce en me fichant de l’heure qu’il est. J’écris peu parce que quand j’écris, j’attends le temps. J’attends de voir comment il marche, comment il ne marche pas. Alors oui, la religion est très présente dans ce roman au même titre que dans le pays, la région, et même le monde. L’invasion du politique par le religieux est de plus en plus inquiétante. En poussant cette logique à bout on est inévitablement dans la tragédie. C’est ainsi qu’elle survient dans la seconde partie du livre.

Léonora est présentée dès les premières lignes par le biais d’une référence au mal qui la ronge : une macula qui dégénère lentement, et pourtant à peine plus loin vous écrivez que « sa beauté commençait par ses yeux ». Dans ce roman où les thèmes de la beauté et du regard sont très présents, comment faut-il entendre cette menace, celle de ne plus voir la beauté ?

Une amie, grande lectrice de romans, Hoda Rizk, m’a fait remarquer qu’il est beaucoup question de menace de cécité dans mes livres. C’est vrai. Pourquoi ? Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre. Disons que j’ai toujours été très consciente du potentiel inouï de la vue. Du risque de passer à côté. Si bien que j’avais depuis l’enfance une curiosité très inquiète de ce que pouvait être la vie d’une personne aveugle. J’essayais d’imaginer. Et je voyais le remplacement du monde du dehors comme un renforcement du monde intérieur. Or ce monde intérieur est mon sujet. J’essaye une interprétation : plusieurs de mes personnages sont peut-être menacés de perdre la vue pour mieux prendre la mesure de son pouvoir tant qu’ils l’ont, et aussi pour éprouver simultanément l’intensité du moment et l’avant-goût de l’adieu. C’est en ce sens que le présent dans ce livre n’est pas un fait d’actualité, c’est le fait incroyable d’être en vie. Par ailleurs, je suis en effet mobilisée depuis longtemps par la question de la proximité de la beauté et de l’horreur. Rilke disait « la beauté n’est que l’amorce du terrible ».

Ce roman laisse, plus que tous les précédents me semble-t-il, une très large place à l’amour, qui en est même le pivot central. Mais cela se fait, non pas de façon narrative ou descriptive, mais de façon quasiment méditative, voire philosophique. Pourquoi cette importance de ce thème-là dans ce roman-là ?

L’amour, oui, est omniprésent au Palais Mawal. Il se vit, se revit, se survit, sous des formes différentes, il est relancé par la relecture d’une correspondance, ou encore par l’arrivée d’une lettre inattendue. Il est remué en permanence par ses impuissances, ses élans, sa lucidité, sa folie. Il puise partout. Il se cogne. Leonora dit quelque part que « l’amour n’empêche pas ce qui empêche l’amour ». Je pourrais dire aussi bien que « ce qui empêche l’amour n’empêche pas d’aimer ». Dans un monde aussi détraqué, aussi obstrué que le nôtre, en ce moment de l’histoire, rien ne peut mieux que lui nous surprendre, nous soigner.

Un autre fil rouge concerne le rapport au temps dans ses multiples dimensions : le lien entre passé et futur, entre mémoire et souvenir  ; l’altération des choses avec le passage du temps ou au contraire, leur renforcement  ; la nécessité et la peur du changement… Pourquoi cette réflexion-là vous occupe-t-elle tant et depuis longtemps ? Ce roman vous a-t-il donné l’occasion de l’exprimer sous une forme poétique ?

Le temps est la matière première de la poésie. Et de la métaphysique. Il est tout à la fois. Il est ce sur quoi repose le mystère de l’existence et il est aussi ce que nous en faisons. C’est un sujet intraitable. Un prodige et un monstre : la fabrique du rêve, de la magie, des plus beaux rendez-vous et la fabrique de ce qui les tue à l’échelle d’une vie humaine. J’ai essayé dans ce roman de le relier, le délier, dans tous les sens : passé, présent, futur. D’en préserver le mouvement à défaut de pouvoir le maîtriser. Or, il se passait, pendant que j’écrivais ce livre, un changement monumental dans notre rapport au temps. Le Palais Mawal qui commence très lentement puis va à toute allure est le témoin, je pourrais presque dire le cobaye, de ce changement planétaire. J’ai parfois eu le sentiment en écrivant d’enregistrer le temps comme on enregistre une voix. Regardez comme le temps court triomphe sur le temps long partout autour de nous. En arabe on dirait que le waqt l’emporte sur le zaman, l’écrase au point de le rendre illisible. Ce nouveau rapport au temps fracture aussi bien les espaces physiques que psychiques. Il met la pensée en danger au même titre qu’une tempête ou une inondation. Et du fait même qu’il la met en danger, il la stimule. Je me dis en vous parlant que le palais Mawal est un peu le tombeau des vieilles horloges.

On peut penser que « le personnage » le plus important du roman est la lumière. « La seule rescapée de la région », « le visage muet de la vie ». C’est elle qui « ramène le Liban à la vie ». Cet attachement à la lumière, est-ce le seul antidote au désespoir ?

J’aime beaucoup votre question et je vous en remercie. J’ai envie de vous dire oui sans hésiter. Le livre commence par un coucher de soleil et se termine avec un lever. Cela aussi s’est fait tout seul. Je me suis remerciée après coup de n’avoir pas fait l’inverse. La lumière, qu’il s’agisse de celle de la nature ou de celle de l’être, la lumière de la vie en général a une force et une présence supérieure à la réalité tangible. Un peu comme la musique. En sa présence on ne se pose plus la question de l’espoir ou du désespoir, de l’optimisme ou du pessimisme, on baisse les bras et on la reçoit.

« Plus le pays sombre, plus je le vois », faites-vous dire à Salim. Est-ce une de vos pensées que vous lui prêtez ici ?

Je pense comme lui, oui. On n’est jamais plus attentif à un objet, un sujet, qu’au moment où on le perd. La vieillesse est aussi l’âge où l’on a tous les moyens de savoir le prix de ce qui a été et qui désormais se dérobe. Cette connaissance n’est pas forcément du côté de la mélancolie, c’est la force de voir, c’est la force de tout réunir dans un même instant.

Vous décrivez le Liban comme « une chose finie qui dure encore ». Est-ce cela que vous percevez aujourd’hui ?

Ceux qui penseront, en lisant cette phrase, qu’il n’est pas fini puisqu’il dure encore, auront aussi raison. Un certain projet a échoué. Un autre peut le remplacer. Comment ? Dans combien de temps ? Sous quelle forme ? Je ne sais pas. La terre et les gens sont là. La lumière aussi, jusqu’à nouvel ordre. Il y a donc toutes les raisons de pouvoir commencer autre chose.

Ce roman est-il pour vous un biais par lequel vous faites, d’une certaine façon, votre deuil de la mort de ce pays ?

Je n’ai jamais réussi à faire mon deuil de ceux et ce que j’aime. Je poursuis ma vie avec eux, sans eux. À l’heure qu’il est, avec l’horreur qui se passe à nos frontières, les morts ne sont pas moins vivants que les vivants. La frontière est si fine. Chaque fois que nous la ressentons, nous nous rapprochons de la vérité tout en la sachant inaccessible. Cette ferveur est, avec l’amour, ce que nous pouvons faire de mieux, vous diraient sans doute les Mawal.

Le Palais Mawal de Dominique Eddé, Albin Michel, 2024, 220 p.

La Librairie Antoine fera paraître Le Palais Mawal, au mois d’avril 2024. Le prix de vente public est fixé à 1 180 000 livres libanaises, soit 12 euros environ.

Le Palais Mawal est une belle demeure au cœur de Beyrouth. Elle a gardé un charme incomparable mais elle tombe en ruines et ses propriétaires qui l’ont hypothéquée n’ont plus les moyens de la rénover. Ils continuent néanmoins à l’habiter, ou plutôt à l’habiter à moitié, puisque si Léonora, la maîtresse des lieux, y vit toujours, son époux, Salim, occupe une chambre dans un...

commentaires (4)

Pourquoi toujours écrire d’un Liban mort ou d’un Liban mourant ce Liban ne mourra jamais il ressuscitera des décombres malgré tous et contre tous ceux qui attendent sa fin avec impatience et délectation

Sabella Joëlle

10 h 27, le 06 avril 2024

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Pourquoi toujours écrire d’un Liban mort ou d’un Liban mourant ce Liban ne mourra jamais il ressuscitera des décombres malgré tous et contre tous ceux qui attendent sa fin avec impatience et délectation

    Sabella Joëlle

    10 h 27, le 06 avril 2024

  • Le Liban n’est pas immortel, mais beaucoup savourait sa défaite et sa mort, sans trop la regarder en face. « UNE CHOSE FINIE QUI DURE ENCORE » un lieu commun, la provocation ? Je pense aux mots d’une chanson sur une ville immortelle … "Concrete jungle where dreams are made of ; There's nothin' you can't do". Ce n’est pas une chose finie tel un papier gras sur une grille d’égout. Je ne sais pas pourquoi, mais je rêvais en lisant ce roman … Stop, par crainte d’une censure qui veille sérieusement sur les commentaires…

    Nabil

    21 h 39, le 04 avril 2024

  • Enthousiasme modéré, et je le dis pour l’avoir lu, le roman. Le titre me fait penser à une enseigne d’un restaurant, mais pour l’essentiel, le Liban est présent. Page 108 : ""Tant qu’il n’y a pas la guerre, il n’y a pas la guerre"" est tellement vraisemblable qu’elle est l’écho de commentaires sur la guerre actuelle. Ce n’est pas encore la guerre, alors qu'elle est omniprésente ! La guerre Israël-Hezbollah sera totale ? Guerre ? Plutôt d’escarmouches souvent meurtrières. En effet, tant que la guerre n’est pas finie, il n’y a pas de guerre. Et c’est pour quand la prochaine guerre ?

    Nabil

    21 h 05, le 04 avril 2024

  • Magnifique ❤️

    Brunet Odile

    11 h 52, le 04 avril 2024

Retour en haut