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Zeina Zerbé, à l’écoute de Damour la martyre

Zeina Zerbé, à l’écoute de Damour la martyre

D.R.

C’est une immersion inédite, malaisée mais nécessaire, dans un évènement déterminant, longtemps occulté, de la guerre libanaise, qu’invite à réaliser Zeina Zerbé, psychologue clinicienne et psychothérapeute psychanalytique, dans son ouvrage Damour. L’assaut, le massacre et la chute de la ville, sous-titré « un travail de reconstruction par les mailles des mémoires individuelles et collectives ».

Elle y retrace les étapes de l’attaque meurtrière perpétrée en janvier 1976 par des factions palestiniennes et des composantes de la gauche libanaise, contre Damour, ville côtière chrétienne à l’emplacement stratégique, reliant Beyrouth au Sud, le littoral à la Montagne.

Au terme d’entretiens entamés en 2017 avec d’anciens combattants, libanais et palestiniens, des survivants et des témoins, Zeina Zerbé recompose, en l’analysant sur le terrain psychologique, ce qui a été vécu dans la tourmente de la violence.

Elle rapporte d’abord l’angoisse des habitants pris en étau face à un danger qui peu à peu devenait « réel », l’insécurité provenant de la conscience graduelle du délitement de l’État-protecteur, et « la frustration accumulée au quotidien par les habitants et les combattants » des deux bords, sur fond de « guerres de fronts » sporadiques préludant à partir d’avril 1975 à l’assaut de janvier 1976… Autant de « traumatismes distillés au goutte-à-goutte à la veille des situations de catastrophe historique », selon les termes de Rachel Rosenblum, psychiatre et psychanalyste, citée dans le livre parmi d’autres experts.

Narrer l’indicible

Ces traumatismes atteignent le lecteur même, si bien qu’au chapitre sur le massacre en question, il ressent presque l’effroi, ravivé, du « carnage ».

Y sont détaillés l’incursion des assaillants dans les foyers  ; l’exécution de familles entières, repliées dans leurs chambres, comme celle d’un combattant Kataëb, resté au front  ; la liquidation de civils démunis, femmes, même enceintes, enfants et personnes âgées  ; le vécu de ceux qui ont été épargnés, comme Mona Rizk, jeune femme de dix-neuf ans à l’époque, visée à bout portant au milieu des dépouilles de ses proches liquidés, défigurée, incapable temporairement de parler, son corps portant jusqu’à ce jour, « malgré lui, l’inconcevable mémoire du crime »  ; l’« ultime refuge » à l’église Saint-Élie, l’escapade in extremis en voiture de certains et la détresse de milliers d’autres habitants de Damour s’amassant dans les résidences de l’ancien président de la République Camille Chamoun et de Hayat Makkawi Ghandour à Saadiyate, village avoisinant qui sera lui aussi ravagé – portant un coup prémédité au leadership de Chamoun –  ; l’évacuation par la mer, si périlleuse que certains y renonceront  ; le sort de ceux qui sont restés, otages reconduits vers le camp de réfugiés palestiniens de Sabra, ou liquidés sur place, comme cet homme, payant de sa vie et de celle de son fils de 17 ans, son refus de principe de quitter sa ville  ; le pillage de maisons et la survivance de photos de famille partiellement détruites, que certains reviendront récupérer comme pour conjurer l’« effacement traumatique de (leur) passé »  ; la ville « vidée de ses habitants (…) une ville autrefois si intime et familière, devenue étrangement dangereuse et inquiétante », et l’incendie des maisons que des témoignages concordants situent après le départ des habitants, incitant Zeina Zerbé à en interroger le motif. Elle en conclut l’existence vraisemblable d’un « ordre (d’)empêcher ultérieurement, éventuellement, toute velléité de retour des habitants ».

Le rôle de Damas

C’est une conclusion similaire qu’elle tire de l’acte de « brûler des personnes encore vivantes ». Cette méthode adoptée par une partie des combattants palestiniens ne saurait être expliquée par la seule haine, selon la chercheure, d’autant qu’elle contraste avec la réticence à tuer des civils, observée chez d’autres, notamment dans les rangs du Fateh.

Le déchaînement de la violence, le glissement vers la barbarie, obéiraient donc à « une injonction émanant d’un supérieur ou d’un dirigeant auxquels les assaillants s’identifiaient ».

Et cela semble avoir valu en particulier pour la Saïka, organisation palestinienne d’obédience ba‘thiste syrienne, dont un ancien combattant, interviewé par la chercheure, continue d’exprimer son admiration pour l’ancien président syrien Hafez al-Assad.

« La chute de Damour répondait à une stratégie militaire syrienne à visée hautement politique (préludant) à l’occupation politique et militaire syriennes du Liban », établit la chercheure, sur base de témoignages concordants.

Sans prétendre à un rôle d’historienne, Zeina Zerbé contribue néanmoins à compléter une histoire nationale restée partielle et sélective, remaniée par le pouvoir syrien au Liban après la fin officielle du conflit.

Ayant toujours misé sur les antagonismes libanais, notamment communautaires, pour mieux régner sur le pays – la chute de Damour et l’assassinat un an plus tard du leader druze Kamal Joumblatt en seraient illustratifs –, Damas et ses alliés ont œuvré dans l’après-guerre à diaboliser les anciennes milices chrétiennes : retenir les exactions perpétrées par elles, jamais contre elles, visait à rompre tout lien intercommunautaire favorable à un travail de mémoire pacificateur.

L’apport de la psychologie

Après des années de travail en tant que psychologue auprès des réfugiés palestiniens, Zeina Zerbé a perçu les signes de cette instrumentalisation de la mémoire collective. La dimension nationale de la commémoration du massacre des Palestiniens à Sabra et Chatila manquait par exemple à la messe annuelle célébrée à Damour à la mémoire de ses victimes.

C’est ce qui l’aurait en partie incitée à « comprendre et transmettre ce qui s’est passé » à Damour, par le biais de la psychologie. « Le sens qu’offre la psychologie à l’Histoire la rend plus humaine et apporte une résonnance et une compréhension différentes de la cause des événements », explique-t-elle dans un entretien accordé à L’Orient littéraire. « C’est la première fois que quelqu’un prête une écoute de chercheure-psychologue » à des témoins, victimes et responsables de l’attaque et du massacre de Damour de 1976. « J’ai mis mon écoute psychanalytique au service de la recherche. J’ai ainsi respecté les mécanismes de défense des participant.e.s, leurs silences, les impacts de la réactivation traumatique… sur ce chemin de restitution et de reconstitution de leur histoire », dit-elle. Précisant n’avoir publié son analyse du contenu des discours recueillis qu’après la validation des participant.e.s, elle explique que « ce livre se veut avant tout une reconnaissance de leurs souffrances et l’assurance, 48 ans plus tard, que ces événements traumatiques qu’ils ont subis se sont effectivement produits ». Les photos illustrant le texte, prises par le journaliste allemand Jay Ullal, présent sur le lieu du massacre avec son collègue Kai Hermann, participent de cette reconnaissance des faits.

Du reste, l’objectif de Zeina Zerbé n’étant « pas de produire un contenu sensationnel », faute aussi de moyens, elle n’a pas recherché l’exhaustivité des témoignages, ni interviewé d’anciens combattants qui auraient commandité ou perpétré le massacre – quête quasi-impossible et à risque, selon elle.

Son souci d’équilibrer sa recherche en variant ses sources (parmi elles, Camille Chamoun, Kamal Joumblatt, Samir Frangié et Samir Kassir) n’a pas retenu certains lecteurs de lui reprocher un parti pris, soit pour un camp, soit pour l’autre. « Certaines personnes avaient du mal, semble-t-il, à se dégager du clivage bon/mauvais, en place dans la représentation mentale de nombreux(ses) Libanais.es depuis l’éclatement de la guerre civile. Elles auraient eu besoin que le livre conforte peut-être leur positionnement, voire attise leurs objets de haine », avoue-t-elle.

Une haine que le livre, et un possible tome 2 sur le déplacement des habitants de Damour, la difficulté du retour, les disparus enterrés dans une fosse commune potentielle, servirait, sur le long cours, à désamorcer… Surtout s’il est complété par des recherches similaires sur d’autres exactions soustraites au travail de mémoire.

Damour. L’assaut, le massacre et la chute de la ville de Zeina Zerbé, Saër el-Mashreq, 2024, 180 p.

C’est une immersion inédite, malaisée mais nécessaire, dans un évènement déterminant, longtemps occulté, de la guerre libanaise, qu’invite à réaliser Zeina Zerbé, psychologue clinicienne et psychothérapeute psychanalytique, dans son ouvrage Damour. L’assaut, le massacre et la chute de la ville, sous-titré « un travail de reconstruction par les mailles des mémoires...

commentaires (1)

On se demande pourquoi les atrocités commises sur le peuple libanais se passent toujours sous silence. Le cataclysme du port a fait la une des journaux télévisés pendant deux jours pour est passé à la trappe malgré le nombre de morts et de destruction qui ont terrorisé son peuple et les a traumatisé à jamais. Une amie française m’a dit un jour, que les libanais ne pleuraient pas assez et n’essayent pas de faire pitié, ils préfèrent malgré leur malheur faire envie, et c’est tout à leur honneur. Les sanglots des agresseurs étouffent toujours les cris de douleurs des vraies victimes. Allez compr

Sissi zayyat

12 h 38, le 21 avril 2024

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Commentaires (1)

  • On se demande pourquoi les atrocités commises sur le peuple libanais se passent toujours sous silence. Le cataclysme du port a fait la une des journaux télévisés pendant deux jours pour est passé à la trappe malgré le nombre de morts et de destruction qui ont terrorisé son peuple et les a traumatisé à jamais. Une amie française m’a dit un jour, que les libanais ne pleuraient pas assez et n’essayent pas de faire pitié, ils préfèrent malgré leur malheur faire envie, et c’est tout à leur honneur. Les sanglots des agresseurs étouffent toujours les cris de douleurs des vraies victimes. Allez compr

    Sissi zayyat

    12 h 38, le 21 avril 2024

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