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Hemley Boum : « Nous sommes vivants, nous résistons »

Hemley Boum : « Nous sommes vivants, nous résistons »

© Fransesca Mantovani / Gallimard

Hemley Boum est née au Cameroun où elle entreprend des études d’anthropologie avant de poursuivre à Lille des études de commerce international. Puis, elle rentre au Cameroun en tant que responsable grands comptes de la filiale camerounaise d’une société française. Elle vit ensuite dans plusieurs pays africains avant de s’installer à Paris en 2009, et de se consacrer à l’écriture. Elle a déjà publié quatre romans, traduits en plusieurs langues. Les Jours viennent et passent (Gallimard) obtient le Prix Ahmadou Kourouma 2020, Les Maquisards (La Cheminante) est récompensé par le Grand prix littéraire d’Afrique Noire 2016 et Si d’aimer (La Cheminante) décroche le Prix Ivoire du livre francophone en 2013.

Vient de paraître Le Rêve du pêcheur (Gallimard) qui met en scène les membres d’une famille camerounaise à l’épreuve de la cruelle marche du monde et qui raconte de quelle façon les firmes internationales exploitent les ressources locales et détruisent des économies fragiles, réduisant de ce fait des communautés humaines entières à la pauvreté et la dépendance. Le roman entrelace deux histoires et deux temporalités : celle de Zack qui fuit le Cameroun à dix-huit ans dans des circonstances tragiques qui l’obligent à couper les liens avec ses proches. Il devient psychologue clinicien à Paris avant d’être rattrapé par son passé. Et celle de son grand-père Zacharias, heureux pêcheur d’un village côtier, qui voit sa vie bouleversée par les visées d’une compagnie forestière qui lui fait entrevoir une vie meilleure avant de le réduire, par l’endettement, à une situation de quasi-esclavage. Dans une langue ciselée et lumineuse, et par le moyen d’une construction romanesque maîtrisée avec brio, Hemley Boum nous emmène à la rencontre de personnages denses et attachants et de paysages subtils. Elle compose une magnifique fresque, à l’écoute des enjeux du monde et des interrogations qu’il pose : « De quel délai disposons-nous avant que l’avidité du monde, l’avidité des nôtres, écrase notre paradis de ses bottes dégueulasses ? Quelle légitimité avons-nous pour continuer d’appeler nôtres les lieux dont nous nous sommes enfuis ? » Et plus loin : « L’exil est un bannissement et une mutilation, il y a là quelque chose de profondément inhumain. Quel que soit le danger que l’on fuit et le soulagement de s’en éloigner, chacun mérite de garder quelque part en lui l’espoir d’un retour. » Réflexions fondamentales qui nous concernent tous.

Dans votre précédent roman, Les Jours viennent et passent, vous faites dire à l’un de vos personnages : « Je me suis longtemps tenue à l’écart de la littérature africaine, j’y lisais une injonction qui ne me convenait pas. Les auteurs étrangers parlaient à un « moi » intime, eux convoquaient la couleur de ma peau, ainsi qu’une histoire qui me blessait et m’humiliait. » Pouvez-vous revenir là-dessus ?

Ma mère était professeur de français et j’ai grandi entourée de livres. J’ai eu très tôt un goût fulgurant pour la littérature qui a représenté pour moi un immense espace de liberté. Très jeune, je lisais tout ce qui me tombait entre les mains  ; j’ai découvert les littératures du monde entier qui ouvraient devant moi de vastes territoires de réflexion. Par contre, la littérature africaine nous parvenait moins que les autres littératures et lorsque c’était le cas, elle nous arrivait hors-contexte et sans explications. Et ce, dans un pays où il y avait un immense silence autour d’une période douloureuse de notre histoire. Donc nous n’avions pas les clés pour entrer dans les littératures africaines. Il nous fallait, à nous Africains, sortir d’Afrique pour avoir accès aux littératures de nos pays et découvrir tout ce que nous avions en commun. Mais aujourd’hui enfin, on peut se rencontrer lors de manifestations littéraires, à Lagos, Nairobi ou ailleurs, et partager nos questionnements et nos réflexions, sans que l’on nous demande sans cesse pourquoi nous écrivons en français. Donc voilà le contexte qui explique ce que dit mon personnage dans la citation ci-dessus et pourquoi il était plus facile, pendant un temps, de s’approprier les littératures étrangères.

Ce même personnage affirme plus loin : « J’étais une femme sensible, en proie aux remous de la vie, pas un concept, un combat perdu, un territoire à conquérir, une authenticité à redéfinir. Mon identité ne faisait aucun doute à mes yeux. » Cette affirmation relative à l’identité est forte. Pourquoi cette femme dit-elle cela ?

Anna est une vieille dame qui est à la fin de sa vie lorsque débute le roman. Et elle va raconter pour la première fois. Elle a vécu la colonisation et l’indépendance, elle est restée lucide sur tout ce qui se passe dans le pays, elle n’a jamais douté de qui elle était, mais elle n’a pas pu transmettre son expérience et sa connaissance des choses, et c’est pourquoi elle parle enfin. Elle voit la corruption, la perte des repères, le goût des choses futiles, les divisions qui gangrènent le pays, et les jeunes générations ont besoin de son témoignage. L’enjeu est donc ici davantage celui de la transmission que celui de l’identité.

Parlons à présent de votre dernier roman. Quelle en a été la genèse ? Une situation que vous avez observée ? Sur laquelle vous vous êtes documentée ? Une rencontre ?

Le Rêve du pêcheur est né à Campo, un petit village de pêcheurs à l’extrême sud-est du Cameroun. Un endroit magnifique situé à l’embouchure d’un des fleuves les plus importants du pays et de l’Atlantique, avec tout au long, une forêt tropicale dense et majestueuse. Lorsque je suis allée à Campo pour la première fois, j’ai eu l’intuition que cet endroit était appelé à disparaître, en tout cas que le Campo que j’avais en face de moi n’était plus qu’un ersatz de ce que ce lieu avait pu être, et que cela ne durerait plus longtemps. Cette splendeur ne pourrait être trop longtemps tenue à l’abri de l’avidité du monde. C’est cela qui m’a donné envie d’y situer le roman.

Votre exergue renvoie à une chanson de Johnny Clegg.

Dans cette chanson, Johnny Clegg rend hommage aux enfants dispersés de l’Afrique, ceux qui de par le monde n’ont jamais cessé de chercher le chemin qui les ramènera à la terre-mère. Elle dit le rêve qu’un jour, en provenance des quatre coins de l’horizon, nous retrouverons notre lopin de terre promise. Elle m’a semblé répondre à la quête de mes personnages.

Ce qui a causé le malheur du pêcheur, est-ce vraiment d’avoir voulu offrir une vie meilleure à sa famille et en particulier à ses filles ? De n’avoir pas su se contenter de celle qu’il avait ?

Zacharias était un homme comblé, il avait une vie sobre mais heureuse. Il n’était donc pas malheureux mais il avait un rêve  ; il rêvait pour lui-même d’un autre destin, d’une autre version de lui-même. Il voulait être libre. Des portes se sont entrouvertes, d’autres horizons se sont dessinés devant lui et il a eu envie d’y aller, de tenter de les atteindre. Il a eu un rêve de liberté que peu de gens osent concrétiser. Nos rêves sont plus grands que nous et la vie n’est pas tendre avec les rêveurs. Elle nous dit souvent que nous n’avons pas le droit de rêver à quelque chose de plus grand. Tout le monde et tous les mondes combattent les rêveurs car ils bousculent les fondements de toutes les sociétés.

Et Zack, est-ce parce qu’il a cru qu’on pouvait « se soustraire à ses souvenirs » « décider d’être heureux et aller de l’avant », qu’il chute ?

Peut-être qu’une forme extrême de naïveté, celle qui consiste à penser qu’on peut muer comme un serpent, comme si une autre peau, une autre terre, une autre vie nous attendait quelque part, est source de violence. Peut-être que toutes les peaux, toutes les vies, sont depuis longtemps habitées et que, où que nous allions, nous transportons ce que nous étions au moment de partir, l’unique peau, la seule vie que nous avons.

Yalana se montre dure avec sa fille Dorothée. Elle veut briser sa résistance, elle veut lui faire endosser le rôle traditionnellement dévolu aux femmes. Est-ce à dire que les femmes jouent un rôle fondamental dans la transmission de l’oppression d’une génération à l’autre ?

Yalana veut transmettre une sorte de lucidité, de dureté à sa fille. Il ne s’agit pas ici de transmettre l’oppression mais la force, la capacité de se protéger et de protéger les siens. Il s’agit de se donner les moyens d’être maîtresse de soi-même. C’est le grand malentendu contenu dans la lecture que les autres font des femmes africaines. Yalana connaît à la perfection la société dans laquelle elle vit, à aucun moment dans le livre je ne l’ai décrite comme une femme soumise et en retrait de sa propre existence. Mais Dorothée est une rêveuse et une rebelle et Yalana perçoit que cet état de choses la met en danger. Dorothée embrasse l’horizon que lui dessine son père, mais qui est un leurre du point de vue de Yalana. Donc si elle est dure, c’est pour armer sa fille, pour la protéger des dangers qui la guettent.

Vous écrivez que l’exil est un bannissement et une mutilation. Que ceux qui partent ne peuvent que garder quelque part en eux l’espoir d’un retour. Ce qui interroge la perception de l’exil comme étant au contraire, une voie de salut.

En effet. J’observe pour ma part que ceux qui sont partis ont un besoin viscéral de garder le lien avec les lieux et les personnes qu’ils ont quittés. Ils sont profondément nostalgiques. Ils se disent « un jour peut-être ». Ils ont l’espoir de revenir mais de revenir debout, après avoir réussi quelque chose, et non pas brisés par cette expérience. Le récit de l’exil contient en sous-texte l’espoir du retour.

Dans cette situation difficile que vivent les communautés traditionnelles face à la cruelle marche du monde, d’où peut venir l’espoir ?

Je suis pleine d’espoir et cela transparaît, je l’espère, dans ce livre qui se veut un roman d’amour au-delà des races, des spiritualités, des géographies et des destins durement percutés par la grande histoire. Quand je regarde la marche du monde, la brutalité, la bêtise, la violence, l’injustice crasse aujourd’hui, j’ai un peu tendance à penser que l’Afrique ne s’en sort pas si mal que ça. Alors, il n’y aura probablement pas de grand soir où les enfants de l’Afrique réconciliés se retrouveront autour d’un grand feu de joie et de retrouvailles, mais nous sommes vivants, nous résistons.

Le Rêve du pêcheur de Hemley Boum, Gallimard, 2024, 350 p.

Hemley Boum est née au Cameroun où elle entreprend des études d’anthropologie avant de poursuivre à Lille des études de commerce international. Puis, elle rentre au Cameroun en tant que responsable grands comptes de la filiale camerounaise d’une société française. Elle vit ensuite dans plusieurs pays africains avant de s’installer à Paris en 2009, et de se consacrer à...

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