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Emmanuel Villin, apprenti espion à Beyrouth

Emmanuel Villin, apprenti espion à Beyrouth

© AMD

Le narrateur du dernier et quatrième roman d’Emmanuel Villin a beaucoup de points communs avec ceux de ses deux premiers opus. Non pas tant en raison de son goût pour le whisky et les vestes en tweed, qu’il confesse partager avec Kim Philby, mais par son ton décalé, son ironie moqueuse, la dérision qu’il déploie sans cesse face aux piètres succès des diverses entreprises dans lesquelles il s’engage. Comme dans Sporting Club (2016) ou dans Microfilm (2018), il passe beaucoup de temps à « s’adonner à d’indécises occupations, à exécuter des tâches de faible intensité » ou à mener des recherches aussi variées que vaines.

Ici, il endosse le costume de l’espion qu’il rêve de devenir, et muni de cartes et de photos, espérant s’engager enfin dans une grande aventure, il s’installe à Beyrouth pour y suivre les traces de Kim Philby, ce fameux agent double qui vécut quelques années au Liban de 1956 à 1963, laissa peu de marques de son passage, puis entreprit de fuir vers l’URSS, alors qu’il avait fait carrière au sein des services secrets britanniques. Le narrateur, muni d’une carte de presse qui lui sert de couverture, se lance donc dans une enquête sur Philby et, découvrant par exemple l’appartement aujourd’hui délabré où ce dernier s’était établi, dans le quartier Kantari, il passe de longues heures sur le balcon de l’énigmatique personnage, observant les navires sur le port ou les oiseaux dans le ciel au moyen de ses jumelles, occupation qui ne fait nullement avancer l’enquête, mais qui lui permet de remplir ses heures creuses.

Dans sa seconde partie, le roman prend un tour plus introspectif. Le narrateur s’interroge sur son tropisme libanais, ses lointaines racines levantines, et s’engage dans une recherche autour de ses ancêtres ayant séjourné dans cette partie du monde pour diverses raisons  ; ce faisant, il lève un peu le voile sur les motivations de sa quête aventureuse certes, mais sur ses interrogations identitaires également. Sans se départir néanmoins de son regard toujours distancié et toujours empreint d’humour et d’auto-dérision. Il entreprendra un voyage vers Alexandrette via Alep, en compagnie de son cousin, et abandonnant son enquête sur le célèbre espion, il se livre un peu plus en concédant qu’un espion est finalement « la métaphore d’une angoisse qui nous étreint tous : la recherche désespérée d’une identité ». Lignes mélancoliques qui vont clore le roman avec une émotion certaine et le lent apprentissage d’une belle vertu : la patience. Rencontre avec l’auteur.

Si vous deviez décrire en quelques phrases le narrateur de ce roman, comment le décririez-vous ?

C’est un narrateur mixte : c’est moi, Emmanuel Villin, l’auteur, je me nomme ainsi dans le livre  ; mais c’est aussi une sorte de mythomane que je ne suis pas dans la vraie vie, qui voudrait devenir espion. Mais tout écrivain n’est-il pas une sorte d’espion qui mènerait une double vie en volant celles des autres ? Je le crois vraiment.

On soupçonne assez vite qu’il a beaucoup en commun avec celui de Sporting Club (et même de Microfilm). Et puis, on lit à la toute fin que Kim Philby et moi serait la suite de Sporting Club. Or, il ne s’agit pas d’une suite au sens classique du terme – une narration qui rebondit – mais plutôt du volume qui, chronologiquement et logiquement, précède en réalité Sporting Club en se penchant sur les sources du tropisme libanais du narrateur, n’est-ce pas ?

Tout à fait. Je le considère comme la face B de Sporting Club  ; il arrive d’ailleurs souvent que lorsqu’on retourne un disque, la face B s’avère meilleure ! Je le souhaite en tout cas pour ce livre. Plus sérieusement, Sporting Club était mon premier roman, et je voulais débuter par une fiction et non un récit. J’ai ainsi délibérément tu le nom de la ville (Beyrouth) dans tout le livre. Mon narrateur n’a ni âge, ni nationalité, ni nom. Je voulais qu’il soit une sorte de « modèle » au sens de Robert Bresson. Pour Kim Philby et moi, il y a le « et moi » du titre qui me désigne comme l’autre personnage du livre. Beyrouth est clairement identifiée, dès le premier paragraphe du livre. J’ai demandé à l’éditeur d’ajouter une carte de la Syrie et du Liban au début du livre pour que le lecteur non averti puisse identifier les différentes villes de ces deux pays que je cite et que je visite dans le livre. Dans Sporting Club je distillais les indices de façon très parcimonieuse. Dans ce nouveau livre, je raconte les choses beaucoup plus frontalement. Mon modèle ici serait un écrivain comme Jean Rolin que j’admire beaucoup.

Et donc finalement, il y a une forte dimension autobiographique dans ce « roman ». Si le ton reste celui de Sporting Club, facétieux et décalé, on se situerait ici dans une interrogation sur l’identité ?

Oui, tout à fait. Ma grand-mère est une syrienne d’Alexandrette qui a dû s’installer à Beyrouth quand la France a cédé le sandjak d’Alexandrette (qui comprend aussi Antioche) à la Turquie en 1938. Je n’ai pas connu cette grand-mère, et depuis mon entrée dans l’âge adulte je n’ai de cesse d’aller à sa recherche. D’abord, en m’installant à Beyrouth et en y vivant une petite dizaine d’années. Puis, dans ce livre dans lequel le narrateur fait le chemin inverse de Beyrouth à Alexandrette en passant par Alep, pour aller sur les traces de sa grand-mère.

Il y a un personnage A. dont la mention revient à deux reprises de façon énigmatique. Cela crée une attente chez le lecteur, celle que cette mystérieuse A. intervienne de façon plus frontale. Mais non, rien. Est-ce une nouvelle pirouette du narrateur ?

C’est plutôt une volonté de l’auteur. A. est une personne très importante dans ma vie, qui m’a beaucoup soutenu dans l’écriture de ce livre. Son apparition à plusieurs endroits du livre est une façon de lui rendre hommage et de lui dédier ce livre.

Ce roman clôture-t-il un cycle ? Est-ce donc la fin du tropisme libanais ?

Il clôt ce que j’ai ouvert avec Sporting Club, c’est sûr. Mais je rêve de Beyrouth toutes les nuits – quand je me souviens de mes rêves, du moins. Je suis en train d’écrire un nouveau texte dans lequel un personnage se retrouve enfermé dans un hôtel, situé dans une ville qui pourrait bien ressembler à Beyrouth. On ne se débarrasse pas si facilement de ses obsessions ! !!

Finalement on apprend peu de choses sur Philby, il est là comme prétexte pour se rendre à Beyrouth par le biais de l’écriture. Pourquoi avoir choisi Philby ? Qu’est-ce que vous souhaitiez dire à travers ce personnage sur lequel on a beaucoup écrit ? Est-ce la fascination pour la double identité, la double vie, qui vous a mis sur ses traces ?

Je le dis dans le livre, la figure de l’espion, qui plus est au service de l’URSS, est une figure majeure de mon enfance, que ce soit dans les BD, les films, les séries, etc. Donc oui, il y a une certaine fascination – que je distingue de l’admiration – de ma part pour ce type de personnage. Il s’avère que Philby a vécu près de huit ans à Beyrouth, comme moi, au tournant des années 60, et que c’est depuis cette ville qu’il a fait défection pour Moscou. Or, tous les livres qui reviennent sur le parcours du plus célèbre espion du XXe siècle, et il en existe des centaines, évoquent à peine ses années libanaises. J’avais donc l’intention, au départ, d’écrire un « Kim Philby à Beyrouth ». Mais le projet m’a ennuyé, je ne voulais pas écrire une biographie. J’ai donc changé mon fusil d’épaule et j’ai mêlé à cette recherche sur Philby, la recherche de mes propres racines au Proche-Orient. Il s’agit donc d’une double enquête.

Vous parlez néanmoins de Beyrouth comme d’un fantasme. Pouvez-vous revenir là-dessus ?

J’ai grandi dans les années 80 en France, et Beyrouth était très présente dans les médias. Pas un jour sans que l’on évoque cette ville et son martyre. Beyrouth était pour moi à la fois un mystère, un lieu inconnu, mais que j’avais l’intime conviction de connaître, quelque chose d’inexplicable. Ayant de la famille là-bas, j’ai toujours voulu y aller. Ce que j’ai fait pour quelques semaines en 1990, puis en m’en y installant en 2000.

En vous lisant, on a le sentiment que vous voudriez à tout prix appartenir à cette partie du monde. Et qu’en même temps, vous l’observez avec un regard très critique.

Un regard critique comme celui de quelqu’un qui aime tant une personne ou un lieu et qui ne peut s’empêcher d’être triste en la voyant souffrir ou se décatir. Je ne cherche pas à tout prix à vouloir y appartenir : une partie de moi y appartient et je cumule d’ailleurs deux « tares » génétiques qui viennent précisément du Proche-Orient !

Vous citez Modiano comme un écrivain menant lui aussi des enquêtes qui n’aboutissent jamais. Est-ce cela qui vous fascine chez lui ? Kim Philby serait-il votre Dora Bruder ?

Je n’irai pas jusque-là ! Dora Bruder est une victime, une enfant qui plus est  ; Philby est un traître qui a envoyé, certes indirectement mais sciemment, de nombreuses personnes à la mort. Quoi qu’il en soit, Modiano est un auteur que j’ai beaucoup lu et relu. Je l’ai d’ailleurs découvert alors que j’habitais à Beyrouth. Si je devais partager quelque chose avec lui, ce serait cette intime conviction de connaître une période et un lieu : lui, le Paris de l’Occupation qu’il n’a pas connu puisqu’il est né juste après  ; moi, le Beyrouth de la deuxième moitié du XXe siècle que je n’ai pas connu puisque j’y suis arrivé en 2000. En tout cas, le motif de l’enquête m’intéresse beaucoup. Je pense que l’écrivain est tout à la fois un espion et un enquêteur.

Kim Philby et moi d’Emmanuel Villin, Stock, 2024, 222 p.

Le narrateur du dernier et quatrième roman d’Emmanuel Villin a beaucoup de points communs avec ceux de ses deux premiers opus. Non pas tant en raison de son goût pour le whisky et les vestes en tweed, qu’il confesse partager avec Kim Philby, mais par son ton décalé, son ironie moqueuse, la dérision qu’il déploie sans cesse face aux piètres succès des diverses entreprises dans...

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