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Culture - Théâtre

Issam Bou Khaled, portrait d’un dramaturge engagé

L’homme de théâtre et activiste politique n’a de cesse par son œuvre d’inviter à l’exercice de la liberté et à pourfendre l’oppression et le pouvoir qui écrasent. Sa pièce « Magma » est jouée du 1er au 4 février au théâtre Tournesol. 

Issam Bou Khaled, portrait d’un dramaturge engagé

Issam Bou Khaled, critique de nos sociétés qui s’effondrent. Photo DR

« Nous sommes tous en état de magma. » Issam Bou Khaled n’use pas de tours et détours pour relater la réalité des Libanaises et des Libanais même si son art est celui de l’illusion. Car l’illusion théâtrale est une autoroute vers la vérité. Magma est le nom de sa dernière création jouée par son épouse, partenaire d’art et comédienne de renom, Bernadette Houdeib dont il salue « les capacités énormes » et celles qu’elle a « à porter son texte ». Avec elle, le dramaturge, metteur en scène et comédien qui occupe une place unique dans le paysage théâtral libanais par son engagement très politique et social, et par son exploration artistique, n’a de cesse, depuis trente ans, de s’inspirer du quotidien des Libanais pour dénoncer les injustices, la violence, les stigmatisations et partager sa vision du monde dans un monde qui en manque particulièrement. Avec une liberté de ton qui lui est propre, le diplômé de l’Université libanaise (à ses heures de gloire) laisse exploser, par la voix d’une femme, dans un texte qu’il a lui-même écrit, le magma qui bout en nous depuis des années ; les planches sont faites pour ça, notamment celles du théâtre Tournesol qui accueille souvent des spectacles innovants et inédits. Ce lieu symbolique sis rond-point Tayyouné est un peu comme la seconde demeure de Issam Bou Khaled, vers laquelle il s’est tourné avec l’association Shams – qu’il a fondée en 1999 avec des figures notoires du monde culturel – après la fermeture du théâtre de Beyrouth en 2009.


Bernadette Houdeib dans la pièce « Magma » de Issam Bou Khaled au théâtre Tounesol. Photo Carl Haddad

Le théâtre, qui a brûlé récemment à cause d’un problème d’électricité d’État, a très vite refait peau neuve. Le dramaturge, habité et révolté, et qui va vite lui aussi, l’a aussitôt réinvesti. Il est pressé de donner par son travail « un espace à ceux qui ne sont pas au pouvoir, pour qu’ils se rendent compte que quelque chose d’autre que la servitude est possible ». Critique de « nos sociétés qui s’effondrent » mais aussi admiratif de ce qu’«elles cherchent toujours à se construire », c’est justement pour elles qu’il continue à se battre, pour préserver une liberté acquise après moult combats, il ne faut pas l’oublier. Il martèle combien il est important de « ne pas renoncer à tout ce que nous avons acquis comme humains et de ne pas renoncer à cette liberté ». Et dans la droite ligne de ce propos, son souci majeur aujourd’hui est de trouver une façon de remobiliser ces centaines de milliers de personnes qui descendaient dans la rue et qui ne le font plus… même si ce n’est pas pour descendre dans la rue. Éveilleur, fouetteur de consciences, Issam Bou Khaled.

Magma est justement l’histoire d’une femme que le quotidien libanais de ces dernières années a éprouvé et qui s’est emmurée dans un mutisme et un détachement mystérieux vu du dehors. C’est que la lourdeur du présent ne fait que sauvagement réveiller ses anciennes blessures. L’histoire collective et celle intime ne sont pas dissociables. Sur les supplications de son mari déboussolé, la femme finit par sortir de son silence et de sa distance, laissant exploser tout le magma. Son histoire est collée à celle du pays, comme le sont la plupart des travaux du dramaturge : Maarch, Carnivorous, Page 7, Banafsaj, Archipel qui a représenté un tournant important dans le parcours de l’artiste sur le plan de la forme qui s’est orientée vers le théâtre tajdidi (renouveau).

Magma s’inscrit dans une continuité avec les pièces précédentes de Issam Bou Khaled dont la dernière en date, Fumée d’ambre a été acclamée à l’international, notamment à La Bâtie, dans le cadre du Festival de Genève et au théâtre Vidy à Lausanne. La pièce fait écho à la double explosion au port de Beyrouth et mêle le réel et la fiction ; des blessés du 4 août y jouent leur propre rôle auprès de quelques comédiens professionnels qui interprètent les histoires dramatisées des victimes. Elle a tourné dans le monde à l’instar de nombreuses autres pièces de Issam Bou Khaled dont Maarch par exemple, l’histoire d’une équipe de gendarmes qui ne peuvent s’arrêter de faire la guerre, représentée au Piccolo Teatro de Milan, au Tarmac de la Villette, en Allemagne, et à Marseille à la Friche la Belle de Mai. C'est une fausse croyance de penser que le théâtre ne s’exporte pas. Il n’est pas besoin d’être familier de l’histoire et de la situation du Liban pour s’identifier au propos de Issam Bou Khaled ; il a une portée universelle. « Les victimes sont des victimes partout, fait-il remarquer, Fumée d’ambre pourrait tout aussi bien parler de Gaza. »

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Les questions que pose le théâtre de Bou Khaled sont universelles ; il interroge au-delà du Liban, « un système sauvage mondialement », la bien-pensance, la difficile condition humaine prise dans cette zone grise entre le bien et le mal, le leurre du manichéisme. « Qui que ce soit qui a le pouvoir, même si victime, peut devenir le grand assassin », observe-t-il. Par son théâtre qui s’appuie autant sur l’humour que sur la tragédie, il vise à exploser « ce système » qu’il trouve dictatorial et qui l’horripile ; « la victime supplie Dieu pour être protégée et les autres utilisent Dieu pour les abuser », relève-t-il.

S’il est une pièce parmi toutes qui aurait sa préférence ? Pas vraiment. « Chaque pièce pour moi est un événement. Quand je fais une pièce, c’est une façon de dire que j’existe. Attirer les gens, ce n’est pas un extra, c’est existentiel, car les gens peuvent s’exprimer par identification et projection. Mon art exprime plein de choses que je dis dans ma vie. Je suis un activiste politique ». Nés de l’explosion du 4 août 2020 et de ses séquelles profondes, ses derniers travaux en particulier « représentent la justice » comme il dit. « Il est interdit que cela s’éteigne. Il ne faut pas laisser reposer, taire, on en mourrait (…) On fait des compromis sur l’essentiel et sur tout ce que comme humains nous avons acquis et en en payant le prix. La plus grande erreur envers soi est de s’abandonner à l’impuissance. Travailler est une façon de dire non, je ne me rends pas à l’impuissance», répète Issam Bou Khaled dans des mots que l’on n’est pas prêts d’oublier.


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Il poursuit : « Mon travail exprime ce que moi je veux ; non pas ce que le monde veut entendre ; je ne peux pas faire un travail qui ne porte pas ma pensée. » De ce fait et au vu de sa liberté de ton, interrogé sur la question de la censure au Liban, le dramaturge estime jouir d’une certaine liberté d’expression et « avoir encore un certain espace. Nous sommes protégés par la Constitution ». Pour lui, « la censure ne doit pas exister dans l’art ; on perd des choses en art avec, mais le plus dangereux est l’autocensure ». Il observe que « la censure vient aujourd’hui plus des réseaux sociaux que de l’État. Elle est devenue une matière sociale, manipulée par des groupuscules terrorisant qui se disent censeurs ; ils sont représentants de certains partis ou autres ». L’homme, ancré dans sa liberté, est réfractaire au rouleau compresseur des réseaux sociaux, qui relève également du système : « Si ce sont ceux-là qui doivent me faire exister, je n’en veux pas. Je ne suis pas intéressé par les followers. Je ne suis pas intéressé par Mark Zuckerberg, et à être esclave d’un fouetteur. Si je peux utiliser ce système pour moi, je l’utilise ; mais je ne m’avilis pas à être l’otage de cette dictature. » Ses mots sont forts et justes. D’ailleurs, son intérêt pour ceux-ci, c’est-à-dire pour le texte dans son théâtre, est de plus en plus marqué, comme il le souligne. Celui-ci se fait plus présent dans ses pièces, nourri s’il en est, beaucoup plus de la BD – Enki Bilal, Tintin, Astérix – que de grands textes de théâtre, confesse-t-il. Il fait par ailleurs état d’une grande passion pour le cinéma. Il a joué dans plusieurs films, notamment Beirut Hold’em de Michel Kammoun récemment et dans le feuilleton al-Hayba et écrit actuellement un long métrage. Il aime aussi le dessin et la scénographie.

L’artiste multidisciplinaire est en réalité intéressé par tout art vivant qui crée des liens entre humains par les phénomènes d’identification et voit large, et ne peut être contenu à telle ou telle fonction ou métier. Il a des choses à transmettre, le goût de la liberté surtout, et a été à bonne école, celles de Roger Assaf – avec qui il continue à entretenir des liens – et de Siham Nasser, auxquels il rend un hommage appuyé.

Pour en rire plutôt que d’en pleurer, pour un coup d’adrénaline et pour retrouver la niaque, rien de mieux qu’une pièce de Issam Bou Khaled. « Magma c’est drôle même s’il y a de la dureté », dit-il. « Ça ne ressemble pas à ce qu’il y a ailleurs. C’est divertissant et ça fait un peu mal », à l’instar de nos vies.

Magma, de Issam Bou Khaled, avec Bernadette Houdeib, au théâtre Tournesol du 1er au 4 février, à 20h30. Billets chez Antoine Ticketing. 

« Nous sommes tous en état de magma. » Issam Bou Khaled n’use pas de tours et détours pour relater la réalité des Libanaises et des Libanais même si son art est celui de l’illusion. Car l’illusion théâtrale est une autoroute vers la vérité. Magma est le nom de sa dernière création jouée par son épouse, partenaire d’art et comédienne de renom, Bernadette...

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