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Nos Lecteurs ont la Parole

Peut-on espérer redresser un pays qui néglige son intérêt national ?

« On a fait des livres sur les intérêts des princes ; on parle d’étudier les intérêts des princes : quelqu’un a-t-il jamais parlé d’étudier les intérêts des peuples ? 

Chamfort

La construction de l’intérêt national repose non seulement sur une compréhension approfondie du contexte extérieur, mais aussi sur une clarté interne concernant ses éléments constitutifs et un consensus sur les moyens de le concrétiser. La disparition ou l’effondrement de nombreux pays s’expliquent souvent par une méconnaissance de leur propre intérêt plutôt que par leur incapacité à faire face aux ingérences étrangères. C’est le cas du Liban, où l’absence de clarté dans sa politique étrangère officielle et une structure interne fragile donnent lieu à des « politiques étrangères » non officielles divergentes et concurrentes.

Il est important de noter que les tensions internes sont souvent influencées par des conflits ou crises régionaux, et les acteurs locaux se considèrent souvent les uns les autres principalement dans le contexte des événements extérieurs. En d’autres termes, les événements extérieurs peuvent dicter la manière dont ces acteurs abordent les questions internes.

En définitive, il semble que les responsables locaux accordent plus d’importance aux circonstances extérieures qu’aux questions internes, ce qui nuit à la capacité de développer une vision cohérente de l’intérêt national et a des répercussions négatives sur les fondements de l’État libanais. Pour remédier à ce défaut fondamental, il est impératif de reconnaître et de comprendre objectivement ses différentes composantes dès le départ.

Le texte de Georges Naccache rédigé en 1949 met en lumière la problématique fondamentale de ce dysfonctionnement en affirmant que « deux négations ne font pas une nation ». Naccache décrit la formation de l’alliance locale au Liban comme résultant d’un rejet mutuel, où les chrétiens abandonnent leur affiliation à l’Occident et les musulmans renoncent à leur arabité. Cependant, il soulève une question cruciale : « Quelle est cette unité déduite de cette formulation ? Nous voyons très clairement ce que la moitié des Libanais ne veut pas et nous voyons très clairement ce que l’autre moitié ne veut pas. Mais ce que les deux moitiés veulent en commun, cela nous ne le voyons pas. C’est le défi flagrant que nous vivons... La folie réside dans l’élévation d’un règlement au niveau d’une doctrine d’État. »

C’est là que réside le problème de l’intérêt national. La formulation d’une stratégie de politique étrangère ne se limite pas simplement à la coexistence des différentes composantes de la société basée sur le rejet d’une alliance avec des forces étrangères ou le refus de les subordonner. Elle nécessite également une conscience identitaire commune perçue comme distincte de l’extérieur. Cependant, ce défaut fondamental restreint l’action politique à un jeu de garanties, de privilèges et d’équilibres. De manière préoccupante, malgré son ambiguïté et sa nature négative, il s’est solidifié comme la base établie de l’action politique et la légitimité du pouvoir. Il n’est donc pas surprenant de constater que le comportement local demeure inchangé, même en cas de changement d’acteurs ou de situations régionales et internationales. Cette situation crée une ambiguïté persistante concernant l’intérêt national et a pour conséquence de reléguer en second plan les renforcements potentiels des aspects culturels et humains internes, qui pourraient favoriser la cohésion nationale et contribuer à la formation d’une conception unifiée de l’intérêt national. Dans l’ensemble, cela contribue au maintien d’une existence précaire pour les Libanais, évoquant en quelque sorte un état de nature similaire à celui décrit par Thomas Hobbes, caractérisé par une lutte généralisée et l’absence d’une autorité centrale.

Le différend actuel au sujet de la situation dans le Sud-Liban, émanant de la récente guerre de Gaza, met en évidence de manière récurrente l’absence de consensus sur le concept d’intérêt national au sein du pays, accroissant ainsi le risque d’instabilité politique. Le 3 novembre 2023, Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, affirmait que le front israélo-libanais constituait un front de solidarité avec Gaza. Il soutenait que la victoire de Gaza serait bénéfique pour la Jordanie, l’Égypte, la Syrie et surtout le Liban, tandis qu’une victoire d’Israël aurait des conséquences graves sur la région, en particulier pour le Liban. En opposition, Samir Geagea, chef des Forces libanaises, exprimait le 22 novembre 2023 la position de ceux qui s’opposent au choix du Hezbollah. Selon lui, le Hezbollah refuse de respecter la résolution 1701, qui éviterait au Liban une guerre indésirable. De plus, l’utilisation par le Hezbollah de certains villages frontaliers pour lancer des missiles est jugée inacceptable, exposant la région à des risques considérables. M Geagea souligne aussi que « l’écrasante majorité du peuple libanais est maintenant contre le comportement du Hezbollah ». Ainsi, la question se pose : quel est l’intérêt réel du Liban dans cette situation ?

La confrontation de cette problématique à la lumière de la faille fondamentale n’offre qu’une seule possibilité : celle de rechercher une solution pragmatique et équilibrée qui ne fournisse pas de réponse catégorique. En réalité, résoudre la question de l’intérêt national implique de répondre à une question cruciale : qui sont les Libanais ? Soyons honnêtes : la philosophie du pacte national ne permet pas de donner une réponse claire, mais plutôt une réponse évasive qui enferme la vie politique et nationale dans un cercle vicieux.

Le Liban requiert une réponse basée sur une critique objective et audacieuse de la faille fondamentale et de ses bases confessionnelles, tout en mettant en lumière les expériences qui renforcent une nouvelle culture émergente liant l’aspect humain à l’aspect national, conformément aux préconisations de Charles Malek. Cela conduira à accorder la priorité aux droits de l’homme et à l’égalité devant la loi, à condamner toute forme de violence et d’immoralité qui imprègne la pratique politique locale, et à instaurer une conscience nationale partagée.

Père Salah ABOUJAOUDÉ, s.j.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« On a fait des livres sur les intérêts des princes ; on parle d’étudier les intérêts des princes : quelqu’un a-t-il jamais parlé d’étudier les intérêts des peuples ? ChamfortLa construction de l’intérêt national repose non seulement sur une compréhension approfondie du contexte extérieur, mais aussi sur une clarté interne concernant ses...

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